LITTÉRATURE: Kathleen Collins, magnifique pionnière méconnue

Voici le livre d’une femme exceptionnelle et malheureusement méconnue, Kathleen Collins, paru en juin aux Éditions du Portrait. Journal d’une femme noire rassemble les premiers écrits traduits en français de cette artiste et féministe noire américaine, décédée du cancer en 1988. Cinéaste, dramaturge, écrivaine, professeure et militante, Kathleen Collins nous donne à lire une parole unique, brillante qui saurait encore, à notre époque trouble, inspirer les mouvements sociaux.

La vie trop courte de Kathleen Collins (1942-1988) ne doit pas occulter le fait qu’il s’agit d’une artiste afro-américaine d’envergure. Inspirée par la dramaturge Lorraine Hansberry (dont on a vu Héritage en septembre dernier chez Duceppe), sa carrière a trouvé écho, notamment, dans le travail de la grande Zadie Smith, pour ne nommer qu’elle.

Ayant fait ses classes à Harvard et à la Sorbonne, Kathleen Collins a écrit des scénarios de films en plus d’en réaliser quelques-uns, des pièces de théâtre et de la poésie. En fait, elle a été l’une des toutes premières cinéastes afro-américaines a présenter un long métrage de fiction pour le grand écran en 1982, Losing Ground.

Journal d’une femme noire comprend des segments de son journal intime, sa correspondance dont des lettres touchantes à sa fille – Nina Lorez qui a annoté elle-même les lettres – et à ses parents, des nouvelles et un roman inachevé. La préface est de la poète de Harlem, Elizabeth Alexander, et l’excellente traduction de Marguerite Capelle et Hélène Cohen.

Lire Kathleen Collins sous ces formes diverses, c’est se retrouver en présence d’un esprit fort et libre, une femme qui aborde sans hésitation les sujets personnels ou sociaux : lutte des classes, relations hommes-femmes et entre les noirs et les Blancs, vie de famille, divorce, etc. Une écriture directe, pétillante, très proche du quotidien et de l’intime, dotée d’une grande finesse dans l’analyse des comportements humains et d’un humour implacable commentant souvent les actions et les pensées des personnages.

« … je retenais mon souffle à chaque fois que j’entrais dans son magasin parce que j’étais une femme de couleur et que je ne voulais dégager aucune odeur de quelque nature que ce soit alors je contractais les muscles de mon ventre et j’arrêtais de respirer et de cette façon je savais que rien de désagréable ne pouvait s’échapper – ni pensée ni odeur ni phrase grammaticalement incorrecte ni mauvaise posture ni haleine fétide ni boutons… » (de la nouvelle Qu’avons nous fait de l’amour mixte?)

Kathleen Collins est une adepte de l’autocritique et de l’autodérision, mais elle transmet aussi nombre d’idées et de réflexions pertinentes quant à ce qui se passe actuellement aux États-Unis, par exemple. C’est une autrice de convictions, une femme de combats et de solidarité.

« Mais ses sanglots, ses gémissements et ses grincements de dents ont enflé, enflé jusqu’à déborder et je me suis mise à pleurer pour lui, à verser des larmes de fierté et de joie parce qu’il avait dû noyer son existence dans le chagrin comme s’il accomplissait un rite ancien, au-delà de l’humiliation brutale de sa peau et de ses opportunités cadenassées ; il avait refusé obstinément de surmonter sa peine comme un chagrin à transcender, un obstacle se dressant sur son chemin au nom de l’adversité et de la persévérance ; il avait refusé obstinément de la combattre, d’affronter son lot de responsabilités et d’en baver. Non. Il avait honoré pleinement sa tristesse, lui avait cédé dans un tel déluge de larmes qu’il m’a semblé être à cet instant l’homme le plus courageux du monde. » (du texte intitulé L’oncle)

Son regard se porte autant sur les relations familiales avec un regard critique sur le rôle des parents, incluant sa propre odyssée comme mère. La juxtaposition des lettres et des nouvelles fait en sorte que la correspondance commente en quelque sorte la fiction. Kathleen Collins s’expose ainsi comme elle le fait dans la vie et dans ses œuvres.

Son film semi-autobiographique Losing Ground – redécouvert en 2005 et devenu culte – raconte la vie bancale d’un couple d’intellectuels noirs, elle, prof de philo, et lui, peintre. Kathleen Collins y parle ouvertement d’amour et de politique. « L’amour doit être libéré de tout ce qui a trait à lui, jusqu’à être mis à nu », écrira-t-elle à sa fille trois ans après la sortie du long métrage.

Femme résolument moderne qui confie s’être émancipée après avoir élevé seule ses deux enfants. Artiste d’une grande lucidité aussi, « la plus terrible des réalistes », écrit-elle. Ses textes aborde les qualités et faiblesses des hommes, noirs ou blancs, et le courage des femmes, « source de lumière et de générosité chatoyante ».

Les extraits de son journal sont tout aussi révélateurs de son cheminement laborieux qui n’entache en rien sa volonté ferme de devenir la femme qu’elle a toujours été, « une femme de couleur à l’appétit débordant », même si elle est née à une époque sombre à la fin de la guerre en 1942.

« Les hommes deviennent ce qu’ils sont en refusant certaines limites, les femmes en les acceptant. Les femmes sont de fait pieds et poings liés. Elles doivent composer avec une force centrifuge de tabous qu’elles ne peuvent enfreindre sans s’infliger à elles-mêmes de graves violences. Nous sommes de fait asservies à la vie. L’existence d’une femme est une chose terrible. Ne vous y tromper pas. Et je crois à la libération , mais je crois qu’elle n’a rien à voir avec ce qu’on imagine. »

Durant sa courte vie, Kathleen Collins a beaucoup imaginé et créé. Militante arrêtée deux fois lors de manifestations en faveur du vote des Noirs, elle aura surtout traité ses semblables en tant qu’êtres humains avant tout, plutôt que de les représenter comme de simples sujets raciaux.

« Je ne veux pas m’étendre davantage, mais quand les
gens me disent : « Tu ne te vois pas comme une femme
de couleur ! Tu ne te souviens jamais que tu es noire ? »,
cela m’interpelle. Je m’en remets à mon journal et consacre
des pages à me rappeler que je suis une femme de couleur.
J’essaie de me faire redescendre sur terre. Mais je suis
encore et toujours stupéfaite de constater à quel point je
suis en réalité sans couleur. »

Il nous reste à souhaiter ardemment que d’autres écrits de Kathleen Collins trouvent le chemin de la traduction. Sa fille Nina Lorez travaille depuis 14 ans maintenant à faire le tri de ses archives immenses dans le but d’aboutir à d’autres publications tout aussi marquantes.


Kathleen Collins

Journal d’une femme noire

traduit par Hélène Cohen et Marguerite Capelle

Les Éditions du Portrait

150 pages