ARTS VISUELS : Saturé, le monde!

La dimension éthérique du réseau par Anton Bequii est un livre photographique vraiment pas comme les autres. On comprend qu’il ait fallu qu’un Benoit Aquin se fende en deux pour y donner naissance. On y retrouve un étrange Anton Bequii lancé en croisade sur les routes du monde pour suivre le réseau qui nous vaut aujourd’hui d’être, partout, en contact avec partout et tout le monde.

Dans La dimension éthérique du réseau par Antoine Bequii, le photographe québécois, Benoit Aquin, auteur de séries telles que Mégantic, Le « Dust Bowl » chinois et Far East Far West, a beaucoup prêté à cet aventurier de l’image qu’on croirait tout droit sorti de l’imagination d’un auteur chevronné!

Planifications, Montréal, Canada

Anton Bequii est un adepte des théories du complot. Il l’avoue lui-même, d’ailleurs. Donc, il ne saurait y avoir de doute là-dessus. De laquelle des plus connues de ces théories est-il le plus entiché? Cela, il va falloir le deviner. Mais ce n’est pas très difficile. On retrouve en effet au sein de ce livre de photographies quelques reproductions des pages ouvertes des essais de Jacques Ellul où il est question de contrôle par la technologie et de propagande.

Pour peu que l’on feuillette cette publication, il devient clair que tout l’enjeu de l’entreprise est de nous convaincre de l’emprise de la plus récente et extra-présente des technologies qui soit, j’ai nommé (en fait, Anton Bequii l’a fait avant moi!) les télécommunications dont nous serions devenus autant les usagers que les relais obligés et inconscients.

Antenne relais de téléphonie mobile n°70, Bathinda, Inde
 

Nous sommes en effet tellement préoccupés de communications et d’échanges entre nous que notre usage des nouveaux médias pourrait aisément être qualifié de compulsif. Par le biais de nos cellulaires et tablettes, nous nous maintenons en contact les uns aux autres par notre emploi effréné des réseaux sociaux. Mais nous sommes aussi, d’une certaine façon, surveillés du même coup.

Tout cela a pour conséquence que le monde est désormais rempli de ces zombis qui arpentent nos rues, aveugles devant ce qui les entoure et totalement obnubilés par cet appareil grâce auquel un rapport avec un semblable peut être maintenu. Le monde est aussi, de places en places, urbaines surtout, totalement réseauté grâce à des tours d’antennes-relais permettant à ces innombrables échanges et investigations.

Patrouille militaire, Katmandou, Népal

Dans ce livre, nous voyons toutes sortes de ces gens. Ils sont de tous pays, de toutes conditions et de toutes situations. De Tokyo, de Montréal ou du Guatemala. Ils attendent le train, le métro. Ils traversent les rues, attendent en ligne à un kiosque de nourriture, indifférents à leur environnement immédiat. Ils sont passagers en attente, travailleurs dans la cité ou simple itinérants, même.

Téléphone cellulaire n°71, centre-ville, Los Angeles, Etats-Unis

Mais ce n’est pas tout là l’objet de cette traque d’images. Anton Bequii fait aussi le relevé de ces antennes permettant ces communications diverses et cette obsession postmoderne pour la mise en contact. Ces relais sont ainsi semés partout, encore. On les retrouve aussi bien dans nos villes modernes, parangons de notre occident si développé et tellement à la pointe de tout ce qui est actuel, que dans des lieux moins attendus.

Mais aucune part d’exotisme ne réussit à émaner de ces vues sur des élévations si essentielles au maintien du réseau. São Paulo, Delhi, Mixco (Guatemala), Moscou, Marabá (Brésil), Katmandou, Bathinda (Inde) montrent les mêmes déserts urbains ou banlieusards, les mêmes quartiers pauvres ou gentrifiés pour une classe moyenne, plats, sans âme, que surplombent ces tours métalliques.

Antenne relais de téléphonie mobile n°151, Kamandou, Népal

Le monde réel compose une arrière-scène banale, sans intérêt, que seule une réduction de l’être à son existence comme simple réceptacle des échanges et victime de ce qui se propose à son instinct social et consumériste, fait réellement exister. Les images croquées de gens en situation de communication et des outils nécessaires à cette si essentielle activité en témoignent.

Il y a encore plus à voir que tout cela, qui est déjà pas mal! Puisque le monde nous arrive de plus en plus déjà médiatisé par ces appareils, des images d’événements passés d’importance, graves, meurtriers même, nous sont elles aussi servies par Anton Bequii.

Émeutiers prenant les rues de Londres d’assaut, Royaume-Uni, août 2011
 

C’est ainsi que nous voyons et revoyons : la crise étudiante de 2012, l’attaque du World Trade Center, la guerre d’Iraq de 2003, les émeutes de Londres en 2011, celles de Baltimore de 2015 suite à l’arrestation trop musclée d’un autre homme afro-américain, des miliciens d’ISIS, la guerre du Yémen, le tsunami de Fukushima. Elles n’ont manifestement pas été prises directement, sur place. Elles nous parviennent, clairement, depuis un média électronique quelconque, comme si elles n’avaient pas pu être prises autrement que déjà passées par le sas d’une de ces prothèses de vision qui permettent aujourd’hui, d’où que nous soyons, de voir le monde dans son intégralité comme dans son détail. D’assister à tout, en quelque sorte, jusqu’à la satiété la plus complète, jusqu’au moment de zapper à la prochaine image. Comme si on était sans cesse reconduits à ce qui ne semble pour nous ne plus être qu’images. Comme si on les avait inventées pour nous étourdir et nous divertir, pour que le monde en vienne finalement à perdre de sa réalité, dans cette surenchère de choses vues et entendues.

Baltimore, la nuit au moment du couvre-feu imposé par le maire le 27 avril 2015. Le 12 avril, Freddie Gray, jeune Afro-Américain, est arrêté et gravement blessé. Il décède sept jours plus tard de ses blessures. À partir du 25 avril, des émeutes éclatent et une répression policière s’ensuit.

Il faudrait vous en dire plus. Mais le temps fait ce qu’il fait de mieux en cette époque de surenchère : il manque. Il faudrait vous parler d’Elena, cette aimée de Bequii, à qui il révèle tout de ses obsessions et de la mission qu’il s’est donnée. Tout de ce qui le mène bientôt dans une autre dimension de la conscience. Pour la rejoindre, en somme.

C’est beaucoup, tout cela! Beaucoup d’images; beaucoup à absorber! On comprend qu’il a fallu à Anton Bequii passer par Benoit Aquin pour organiser toute cette matière, l’aider à jeter une lumière éclairante sur son odyssée.

Benoit Aquin à qui il ressemble d’ailleurs beaucoup et dont le nom possède les mêmes lettres que le sien!

Anton Bequii, Tokyo, Japon

Benoit Aquin

La dimension éthérique du réseau par Anton Bequii

Paris

Éditions Photosynthèses/Libella

2019

221 pages