
Bertrand Carrière a toujours cru que le livre pouvait représenter un format idéal et singulier pour l’images photographique, offrant des possibilités autres que la présentation d’images en exposition. Il est ainsi l’auteur d’un bon nombre d’ouvrages, seul ou avec d’autres, et il a été l’initiateur de bien d’autres. Vient de paraître Une poignée d’étoiles, journal photographique qui se veut une suite au Capteur, de 2016. Tout cela, sans sacrifier au fait de multiplier les expositions.
Ce sont aujourd’hui 57,246 photos qui seraient prises par seconde chaque année dans le monde. Si elles sont prises, elles sont, je dirais, assez peu gardées et peut-être encore moins regardées. Il en va un peu comme si c’était la saisie, la prise de possession qui comptait, influx provoqué par ce moment d’émerveillement devant une scène que l’on croit digne d’être sauvegardée. Elles sont l’équivalent d’une image mentale, d’une sorte de cliché du cerveau, une projection interne de ce qui mérite d’être souligné.
Chez Bertrand Carrière, il y a semblable réflexe. Mais il est plus fondamental et plus essentiel, car c’est bien plus qu’une simple manie. Il y a une expérience d’être dans cette absorption de soi, employé à rendre le perçu de chaque jour. L’observateur qu’il dit être, se révèle en fait plus que cela. Il s’absorbe dans le vu, qui lui offre en retour une présence et un retour critique sur ce que c’est d’être en ce monde. C’est une confirmation de présence, un sens inné de ce qui peut se dégager de l’expérience de vivre, très empirique, mais qui revêt un aspect existentiel. Car la scène vue est éphémère et l’être continue au-delà d’elle, mais, par cette prise, cette captation, revient à elle comme pour la sonder et se sonder à travers elle.

Voilà pourquoi rien de ce qui nous apparaît ici nous semble fortuit. Il y a de la densité dans toutes les images, quel qu’en soit le sujet. On sent bien en chacune qu’une présence s’y manifeste, une sorte d’ombre sensible, une silhouette humaine qui pourrait bien être la nôtre. Elles sont les traces d’un accompagnement, les balises d’une expérience de vivre qui ressemble à ce que peut être, pour nous aussi, le quotidien.
À intervalles réguliers, des notes apparaissent qui disent le journalier, l’usuel passage des saisons, en des lieux que leur auteur habite ou visite. Elles disent l’éternel passage du temps, celui des êtres en des endroits qui leur ressemblent et où des événements, petits comme grands, surviennent. Rien de trop croustillant ni de trop intime, cependant. Des prénoms apparaissent dont on saura ou non qui ils désignent. Ça importe peu, d’ailleurs. Cette retenue est en fait ce qui ajoute à leur caractère un rien poignant. Tout n’est pas toujours rose, pas plus que ce n’est toujours sombre. C’est à l’avenant du cours de nos jours à tous et chacun.
En plus, l’ouvrage continue ce que Le Capteur avait initié. Mais celui-ci contenait des textes d’essayistes, alors qu’ici, nous sommes seuls en compagnie de Bertrand. Pour le reste, la facture est assez semblable. Quoiqu’il me semble détecter, dans cette plus récente version, le soupçon d’une lourdeur, absente dans le premier journal de bord. Il est vrai que la maladie se profile, la mort aussi, au fil des notes conservées. Peut-être l’auteur est-il plus inquiet qu’avant à l’idée que ce qui est ici relaté, ne puisse survivre au temps qui avale et arase tout. Peut-être sent-on cette frénésie de voir et de rendre compte de ce qu’on a vu, céder la place à quelque tonalité plus méditative dans cette entreprise d’images.
Ces images prises, qui témoignent du fait d’avoir vu et été là à le faire, sans doute les espère-t-il aussi éternelles que les étoiles mêmes. On sait bien que ce l’on voit d’elles, cette lumière qui brille sur nos têtes, nous vient de loin dans le temps comme dans l’espace. À tel point que c’est bien tout ce qui reste d’elles. Mais c’est déjà beaucoup, non?

Bertrand Carrière, Une poignée d’étoiles (Photographies 2013-2021), Paris, Éditions Loco, 2023, 232 pages (131 photographies couleur)
