ARTS VISUELS: Un regard inquiet sur le monde

Leyla Majeri, Sans titre, 2023, crédit photo: Édouard Larocque. Avec l’aimable permission de l’artiste.| Courtesy of the artist.

Jusqu’à samedi prochain, Optica présente les travaux récents de Leyla Majeri et de Barbara Claus. Deux artistes différentes qui jettent un regard inquiet sur l’avenir de la planète.

Voici deux expositions qui se complètent assez bien. De manière différente, leur propos jette un œil inquiet sur le statut et le futur de notre monde. La première le fait sur un mode qui paraît savant, à première vue, tant les recherches effectuées pour arriver à ce résultat sont impressionnantes. La seconde s’appuie sur un constat troublant qui s’alimente à même une histoire connue, pleine de sagesse. Mais, chez l’une comme chez l’autre de ces artistes, il y a une certaine complémentarité, voire une jonction des positions éthiques qui illustrent bien les préoccupations actuelles des artistes de tous horizons.

Dans la salle 1, on retrouve le travail de l’artiste Leyla Majeri. La proposition est intrigante. Elle déconcerte. Un texte nous accueille à l’entrée, qui accueille deux voix. Un tourne-disque est présent. On y entendra justement ledit texte, récité en dialogue par deux enfants. Une forme toilée descend du plafond et coupe la salle en deux, ou presque. Plus loin, passé le tourne-disque installé par terre, des formes organiques, évoquant à la fois des amphores et des cucurbitacées, reposent sur le sol, étranglées par des sculptures annelées, qui les enserrent. Au mur, des impressions sur papier montrent des maculatures, de celles que peuvent laisser les organismes vivants, abandonnés par la mer, maculant pierres ou coques de bateau. C’est alors que le titre devient révélateur. L’Hypersea est un concept nouveau, champ d’études qui explorent la question du développement d’organismes unicellulaires ou multicellulaires, passant de la mer à la terre. Le croisement de ces questionnements avec l’utilisation de techniques issues de savoir-faire artisanal donne la mesure de ce qui anime Leyla Majeri. Le texte vient en plus y ajouter sa touche. En celui-ci, il en va un peu comme si était prêtée voix à ces mêmes organismes, illustrant leur résilience et le rôle majeur qu’ils prennent dans la confection de toute vie. Ce qui paraît peut-être ici être anticipé, c’est une montée des eaux telle que des organismes passeraient cette fois plutôt de la terre à la mer.

Barbara Claus

Barbara Claus, un pour chacun, à moins que…, Shanghai 2018, crédit photo : Barbara Claus.

Dans la salle 2, Barbara Claus prend le riz comme argument central de sa présentation. Le tout prend appui sur la fameuse histoire indienne Sissa. Invité, par le roi Belkid, à faire savoir ce qu’il considérerait raisonnable comme récompense pour avoir inventé le jeu des échecs, il répond par une requête à première vue bien raisonnable. Il suffit, plaide-t-il, que le roi chiffre sa récompense en riz : un grain sur la première case du jeu, deux sur la seconde, quatre sur la troisième , doublant ainsi la quantité d’une case à l’autre. Le roi acquiesce à cette demande, sans se douter que cela va représenter au final une récolte astronomique de 18,446,744,073,709,551,615 grains de riz. Voilà le point de départ de cette installation qui célèbre et s’inquiète à la fois de cette denrée essentielle et fondamentale, autrefois si foisonnante qu’on croyait bien pouvoir en faire bénéficier toute l’humanité. Or, cela est loin de s’avérer  en ces temps de dilapidation des ressources et de disparition des espaces pouvant être encore consacrés à la culture.

La mise en scène ici accomplie donne sens à ces préoccupations de manière bien sensible et bien originale. Un vaste ensemble sculptural évoque ainsi le plateau d’un jeu d’échecs. Sur ces cases reposent de nombreuses variétés de riz, jusqu’à la zizanie-des-marais, plante fournissant le riz sauvage canadien. C’est une œuvre majestueuse, qui rend bien l’importance à la fois de l’aliment comme de l’histoire qui fait aujourd’hui légende. Deux dessins découpés au laser, deux vasques aux formes dodues, une vidéo complètent le tout. Sans oublier des sacs de riz commercial postés dans les coins de l’espace.

Ce que propose ici Barbara Claus touche donc à la pénurie probable d’un aliment perçu comme denrée mondialement distribuée et d’une importance inégalée. Alors que Leyla Majeri offre une installation qui récupère des savoirs anciens, les jumelles à ceux de notre temps pour envisager, elle aussi, ce dont demain pourrait bien être fait.


Optica. Centre d’art contemporain, du 11 novembre au 16 décembre 2023

salle 1 :

Leyla Majeri, Anticipated Hypersea

salle 2 :

Barbara Claus, un pour tout le monde, à moins que… Riz∞?