
Hélène Frédérick, la nuit sauve, Verticales, 178 pages
Le troisième roman d’Hélène Frédérick, la nuit sauve, se déroule en pleine campagne québécoise. L’autrice, qui vit en France depuis 12 ans, possède une langue et un style qui lui sont propres et qu’elle utilise pour raconter la violence du passage vers l’âge adulte d’une jeunesse attachante, mais inquiète. À la fin de l’année scolaire, ces ados vont foirer dans un champ de blé d’inde pour faire un périlleux pied de nez aux interdits.
Hélène Frédérick écrit dans les interstices, étroits ou larges, où elle se sent à l’aise pour déposer son écriture attentive et poétique. Où elle peut témoigner et commenter des faits dont elle s’inspire parfois et qu’elle invente la plupart du temps. Où elle peut décrire une jeunesse fougueuse qui n’a pas encore atteint la « sagesse de l’âge », comme dirait l’écrivain français Pierre Boulle, cité dans la nuit sauve pour son roman L’épreuve des hommes blancs (1955).
Une lecture fondatrice pour l’adolescente québécoise qu’était Hélène Frédérick dans une famille de Saint-Ours où les livres n’avaient pas d’importance particulière.
« C’est un hommage aux lectures obligatoires de l’école, nous disait-elle à Montréal récemment. C’était un cauchemar pour beaucoup d’élèves, mais moi ça m’a ouvert les yeux sur plein de choses. J’ai essayé de transmettre cette émotion-là. Le roman de Boulle n’est pas un grand livre, mais c’est le thème qui m’a frappé: la violence qui persiste dans les société modernes. Ça m’amusait de faire un clin d’œil à une littérature plus populaire. Cela a joué un grand rôle dans ma vie. »
Fouillant dans ses souvenirs québécois (dans les romans la nuit sauve, Forêt contraire et son recueil de poésie Plans sauvages), Hélène Frédérick travaille une écriture de la « distance ». Elle avait aussi plongé son premier roman en Allemagne (La poupée de Kokoshka), à mille lieux sous les mers de l’autofiction qui recouvre un pan important des lettres d’aujourd’hui. Hélène Frédérick use de son éloignement du Québec comme carburant.
» La distance est féconde, constate-t-elle. Je dois faire un effort d’imagination, donc il y a création. Quand quelque chose m’échappe, c’est là l’intérêt de l’écriture pour moi. La distance me permet de parler plus facilement du monde que j’ai quitté. J’ai besoin aussi de dresser un pont entre différents moments de mon identité. C’est inconscient. C’est l’une des tensions que j’éprouve dans l’écriture. Je vis dans un monde loin de mon milieu d’origine et j’ai besoin de réconcilier tout ça dans mon travail. »

Ce qu’elle réussit avec brio dans la nuit sauve en parlant d’événements dont elle aurait pu être témoin, enfant. Le roman se divise en trois monologues intérieurs, dont deux sont le fruit de réflexions de garçons, Fred et Mathieu, l’autre étant la pensée hédoniste celui de Julie. Dans les effluves d’alcool, de drogue et de feux d’artifice, leur fête de fin d’année peut donner lieu à tous les excès. Tout peut/doit arriver afin de transcender le passage à l’âge adulte.
« Comme point de départ du livre, il y a les défis qu’on a envie de se poser : une histoire qui se passe en une nuit avec une trame simple. Je voulais voir si j’étais capable de tenir le souffle de l’écriture avec très peu de choses, un champs de maïs, trois ou quatre personnes. Je ne voulais pas écrire un roman réaliste. L’écriture me permet d’inscrire le récit dans la langue plutôt que dans un récit terre à terre. La matière de ce qui se passe dans leur esprit et dans leur corps m’intéressait davantage que l’action. »
Des paragraphes en surplomb et en italiques viennent commenter, parfois durement, les faits et gestes de chacun ainsi que l’actualité du moment, celle des années 80. Un peu comme dans le théâtre antique.
Opacité. Jambes écartées, bière à la main, ça se tenait dans la densité du trou noir de l’ignorance.
« Avec les éditeurs, on voulait ajouter des strates à la narration. Ce qui était importait pour moi c’était de laisser la récit ouvert. Il y a une énigme pas résolue. Ça me plait. Le livre existe parce que ça me fascine de laisser quelque chose en suspens. J’ai installé une tension, mais ce n’était pas l’essentiel. Je n’ai pas voulu inscrire cette histoire dans un lieu précis. Ça reste une projection mentale. »
Fred, Mathieu et Julie sont les acteurs d’un drame qui semble se préparer au cours de cette « nuit sauve », presque fauve, qui renvoie autant à l’aspect salvateur de cet espace-temps qu’à une possible fuite en avant. « Je voulais transformer une apparence d’événement cauchemardesque en un désir de désertion. J’aime l’ambiguïté du titre entre le verbe et l’adjectif du mot sauve. J’aime l’ambiguïté. »
Personnages
Souffrant de surpoids, timide et solitaire, Fred a quelque chose du philosophe nihiliste: « Le doute vaut-il mieux que le néant? Avant que le vent tombe, au calme tout à l’heure, seul au milieu du chemin, j’ai ouvert le livre pour y ajouter mon anti-poème. Je me suis inscrit dans ses marges. Le rien, une fois nommé, devient. »
Mathieu. Tel un Marquis de Sade en puissance, il cache une insécurité profonde, mais traite les filles comme de pures possessions: « Il y a ma main dans les cheveux d’Anélie, sous les regards envieux, tandis qu’en rêve, à l’abri des murs sans fenêtre, près des machines, des panneaux de contreplaqué, je prendrais le temps de scruter Caroline. J’embrasse et caresse un visage en rêvant de son contraire. »
Julie, quant à elle, est l’épicurienne du groupe, abonnée au temps présent de tous les plaisirs: « Tout, tout de suite. Ne soyons jamais raisonnables. Perdons du temps mais pas une once d’émotion, pas un brin de sensation, pas une couleur, pas une odeur, pas une musique. »
Les expressions québécois et françaises se côtoient allègrement dans un livre sans complexes. Une liberté qu’a prise Hélène Frédérick et que ses éditeurs français ont respectée.
« J’étais dans une sorte de dilemme dans l’écriture. Le fait d’adopter un ton poétique me permet de tout concilier. C’est ma langue. Ce n’est pas la langue du Québec ni celle de la France. J’essaie de faire vivre en moi mes différentes identités et pays. J’ai trouvé, sans sonner faux j’espère, une sorte de territoire de langue, près de l’oralité, mais non réaliste. »
Poésie
La poète n’est donc jamais loin dans cette écriture qui lui permet de toucher à l' »infinie complexité des choses » et des êtres.
« C »est important pour moi de flirter avec la poésie. J’aime lire des écritures qui sont entre poésie et narration. J’aime bien les genres qui jouent sur les limites. J’aime aussi lire des polars, mais ce qui me fascine et dérange ce sont les écritures qui s’amusent à brouiller les frontières. Je continue à écrire de la poésie mais sous une forme assez narrative. De courtes entrées de journal, une forme brève en prose poétique. J’ai le projet d’en faire une publication dans un avenir assez rapproché. »
Hélène Frédérick, les pieds sur deux continents, sait nager entre les eaux. Si la distance lui permet de marcher sur un fil de haute tension, il en résulte une écriture inventive, singulière. Surtout pas réaliste.
« Je suis plutôt de l’idée de se réapproprier le pouvoir de la fiction. C’est une illusion de penser qu’en s’appropriant le réel on a une emprise dessus. Je suis fascinée par les masques – dont il était question dans mon premier livre – les poupées, les marionnettes qui, à mon avis, révèlent davantage qu’un vrai visage. Je crois au pouvoir de la fiction. Je me demande si on ne se prive pas de quelque chose, en collant au réel, même s’il y a d’excellentes raisons et façons de le faire. Je pose la question simplement. Moi, je ressens le besoin d’utiliser l’imaginaire pour nommer des choses très troublantes d’aujourd’hui. »
De passage à Montréal pour quelques jours, Hélène Frédérick nous a offert ces quelques impressions photographiques, captées au gré de ses promenades. Tous droits réservés.





Ses autres publications
La poupée de Kokoschka, Verticales et Héliotrope, 2014

Inspiré de faits réels, ce premier roman s’intéresse au destin d’une costumière de théâtre, Hermine Moos, qui reçoit, en 2018 à Munich, une commande étrange du peintre Kokoschka: fabriquer une poupée grandeur nature à l’image d’Alma Mahler, musicienne et épouse du célèbre compositeur.
Forêt contraire, Verticales et Héliotrope, 2015

Ce deuxième livre se passe au Québec. Hélène Frédérick raconte la vie d’une Québécoise vivant en France, qui revient se cacher ici en forêt pour fuir des dettes. Elle y fait la connaissance d’un Québécois, mais se remémore une rencontre marquante avec un intellectuel allemand évanescent.
Plans sauvages, L’oie de cravan, 2016

Ce très beau recueil rend compte de l’attachement de la poète envers les images fortes et organiques du Québec. Un « tiroir à regrets » débordant néanmoins de sensations, de soleil, de ciel et de lumière qui la comblent, là-bas et ici, dans un imaginaire loin/près luxuriant.
Vous pouvez suivre Hélène Frédérick sur notes obliques :
https://helenefrederick.com/