
L’anatomie de l’objet est présentée du 21 au 25 mai aux Écuries
crédit photo: Julie Vallée-Léger
Le Théâtre de la Pire espèce a 20 ans. Un parcours exceptionnel pour une compagnie travaillant avec le petit, mais ayant tourné en grand dans plusieurs pays. Les fondateurs et codirecteurs artistiques Olivier Ducas et Francis Monty ont créé un répertoire impressionnant de pièces utilisant objets, masques, ombres chinoises, projections… Issus respectivement de formation en interprétation et en écriture dramatique, ils sont les auteurs d’une véritable oeuvre où l’imaginaire fait entendre ce qui est muet de nature. Les deux créateurs reviennent avec nous sur leurs années de totale liberté artistique. Leur expérience est forte d’enseignements pour quiconque s’intéresse à la création théâtrale.
Q: Depuis plusieurs années, en théâtre et au sein d’autre entreprises artistiques, on parle des artistes comme d’entrepreneurs. Ce n’est pas quelque chose que vous avez appris à l’École nationale de théâtre, mais il y avait de ça chez vous dès le début?
FM: Quand on a créé la compagnie ça répondait au besoin de faire un certain type de théâtre qu’on ne voyait pas sur la scène. On s’est vite rendu compte que si on n’avait pas notre propre structure, ça ne marcherait pas. On a pu créer ainsi Ubu sur la table, Persée et tous les autres spectacles. Oui, il faut être entrepreneurs. On voulait que ça dure 20 ans, m^me s’il y a eu plusieurs moments où on se demandait si on allait passer à travers la tempête. Avant d’avoir du financement adéquat, ça prend près de 10 ans.
OD: Nous, ce sont les tournées qui nous ont beaucoup structurés. Au début, ce sont les bourses de tournée qui nous ont aidés, avec Ubu notamment. Grâce à la récurrence des tournées, on est passé d’une étape à l’autre.
Q: Comment est arrivé ce cadeau, dans vos vies de créateurs québécois œuvrant en petit marché, que sont les tournées?
FM: On a commencé en France de façon récurrente. Mais c’est à Jonquière qu’un diffuseur français, Jean Kaplan de Marionnettissimo à Toulouse, nous a parlé d’aller en France. On a décidé d’aller à Avignon et il nous a trouvé un lieu.
OD: Il était en partenariat avec le festival qui comprenait des programmes d’échanges. Il a décidé de nous parrainer pendant deux ans. On a profité de son soutien, de son expertise et de son réseau. Il nous a aidés à nous diffuser dans un bon lieu à Avignon. Les tournées nous permettent de jouer plus que 15 fois un spectacle. Quand on passe deux ans et demi en création, on a envie que le spectacle dure plus longtemps.

Q: Le théâtre que vous ne voyiez pas sur scène en 1999, vous ne l’avez pas appris à l’école non plus.
FM: On ne savait même pas que ça existait le théâtre d’objets. On a inventé cette forme au Québec, même si on s’est rendus compte, par la suite, que cela avait été fait. Pas grave!
(rires)
OD: C’était un peu naïf de notre part. Ubu est né d’un laboratoire. Mais à l’École, on avait une idée de ce qu’on voulait faire. On avait créé un laboratoire entre nous, dans notre salon. On avait des idées précises sur l’esthétique et le rapport au public qui sont toujours dans le fondement de notre compagnie.
FM: On s’est rencontrés dans le cours de clowns dans le fond. Le clown est plus proche du manipulateur que de l’acteur. Le manipulateur d’objets est dans un rapport différent au spectateur. Le récit qu’il raconte ce sont les objets qui le portent.
OD: C’est une position de narrateur. Il a le luxe de pouvoir passer d’un rôle à l’autre. Là, je suis le personnage que je viens de vous montrer, mais si j’en ai besoin je vais vous parler directement. Le narrateur/manipulateur n’est pas pris dans des conventions de théâtre. Il les génère.

Q: Après 20 ans, sentez-vous qu’il y a des limites à votre art singulier ou votre imaginaire est toujours en expansion?
OD: Le problème est inverse. On a beaucoup trop de projets pour les mettre en oeuvre tous en même temps. On a une troupe autour de nous aussi qui maîtrise un certain niveau de jeu. Il y beaucoup de questions qui surgissent dans un projet en particulier et on garde des choses pour plus tard. Le problème c’est le rythme effréné de créations. On gère des productions, mais comme artistes parfois, ça peut devenir frustrant. On essaie de réinvestir nos questionnements hors production.
Q: Vous n’ambitionnez pas de gérer seulement la compagnie pour permettre la création de spectacles par d’autres artistes et de plus longues tournées comme certains le font en cirque?
FM: Ça ne correspond pas à notre façon de fonctionner. On a une écriture particulière et on ne peut pas demander à n’importe qui d’y entrer. On pense davantage à des coproductions. L’effet Hyde, c’est ça. C’est le projet de Marcelle Hudon au départ et on a partagé la création avec elle. Ça correspondait à notre recherche.
OD: On aussi des projets où on ne porte pas tous les chapeaux.On écrit et d’autres jouent. C’est du cas pas cas.
Q: Jusqu’à quel point les tournées vous inspirent?
OD: C’est énorme, évidemment. On rencontre d’autres publics, des artistes. C’est super important.
FM: On développe des résidences et des activités de méditation. C’est enrichissant, ça nous arrive de voler des idées! Ça nous a servi avec Ubu, Léon le nul, Petit bonhomme en papier carbone.

Q: Vous vous inspirez de textes anciens ou de romans. Les objets ont une vie, vous serez d’accord avec ça? Quelle est votre relation avec « le bruit des choses vivantes » pour paraphraser Élise Turcotte?
FM: C’est l’idée de développer une écriture poétique. Pour moi, l’objet me permet d’avoir plusieurs niveaux de sens en même temps. Il n’y jamais d’objet seul. Il y a toujours un acteur qui a sa propre vie. L’objet peut avoir une raison d’être symbolique, iconique… L’objet est au niveau de l’image qui se mêle avec la ligne du texte et celle de l’acteur. La poésie vient de ces trois lignes parallèles. On passe de la précision à un certain flou contrôlé.
OD: Dans la vie, on sait à quoi sert un objet , on l’a vu, on sait c’est quoi, donc on ne le voit plus. La pomme que vous voyez peut devenir autre chose. Il y a plusieurs références dans un objet et on les fait émerger. Le spectateur tient une large part. Il vient compléter ce qu’il voit et reçoit.
FM: L’objet nous permet de remettre en question la définition qu’on a du réel. Une chaise est un chaise, mais si la chaise n’était pas celle que vous croyez. Si derrière elle, il y avait un récit que vous n’avez pas encore vu. Les gens font alors: ah! oh!, mais oui c’est vrai! Tout à coup, le retentissement est tel que le public pense aux récits qu’il m’a pas encore vus. De là, la fascination pour l’objet, pour l’image.
OD: Après 20 ans, ça reste fascinant pour nous de voir ou d’entendre les gens qui ont des flashs durant le spectacle. C’est étonnant. Les masques qu’on utilise parfois, sont esthétiquement beaux. Avec l’objet, le spectateur voit quelque chose qui n’est pas réellement visible.

Persée, crédit Yanick Macdonald
Q: Est-ce que vous vous sentez proches de l’improvisation?
FM: On est nés avec l’improvisation avec Ubu. On le fait moins, mais il y a toujours des plages, comme en jazz, où on opère free style.
OD: Comme on a presque toujours un rapport très franc et direct avec le public, le narrateur peut sortir du texte, mais on n’a pas le choix d’y rester la plupart du temps parce que les gens ont tout vu ce qu’il y a sur scène. C’est le devoir du narrateur d’en tenir compte. En général, le spectateur préfère qu’on n’essaie pas de lui cacher quelque chose.
Q: La question des mythes et légendes se pose dans votre travail également. Les meilleurs poètes creusent tellement le langage qu’ils accouchent parfois de nouveaux mythes. Vous y êtres un peu aussi, non?
FM: On est proche de ça dans nos écritures. C’est rare qu’on produit quelque chose de réaliste. Ça amène forcément d’autres sujets Je vois des spectacles de théâtre réalistes que j’aime beaucoup, mais je n’ai jamais eu envie d’en faire.
OD: Le mythe, l’épopée… tout ça se prête bien aux images. La poésie, c’est là qu’on travaille et quand on voit d’autres pièces, on travaille dans notre tête. Personnellement, le fait de remonter des classiques m’apparaît un peu étrange. Ce sont encore les mêmes dix textes de Molière et Shakespeare. Il y d’autres auteurs. C’est comme si on répétait sans fin que c’est ça la culture occidentale. C’est bizarre.
L’anatomie de l’objet sera présentée aux Écuries du 21 au 25 mai.