THÉÂTRE: L’abandonnement

Ceux qui se sont évaporés, Josée Deschênes et Vincent Graton photos de répétition: Valérie Remise

Pourquoi tout quitter, abandonner, recommencer? La nouvelle pièce de Rébecca Déraspe, Ceux qui se sont évaporés, n’a pas toutes les réponses à la question, mais ausculte les cœurs au cœur de pareils bouleversements. Le metteur en scène Sylvain Bélanger nous en parle.

Le poids de la vie. Pour certain.e.s, il devient insupportable. Ils et elles quittent, disparaissent, laissant leurs proches secoués, dévastés. Est-ce qu’il y a une autre vie ailleurs, autrement? Probablement pas puisque la seule personne à qui on ne peut pas échapper c’est soi-même.

Tous les ans, 100 000 Japonais organisent leur disparition. Ce fait troublant a permis à la dramaturge Rébecca Déraspe d’écrire une pièce émouvante sur la problématique de l’abandonnement, Ceux qui se sont évaporés. Le directeur artistique du CTDA Sylvain Bélanger travaille avec des personnages ayant causé, vécu le drame ou qui en sont revenus.

« La pièce de Rébecca c’est vraiment du bon stock, dit-il. Ce n’est pas un show qu’on a déjà vu ou fait. »

Dans son bureau, une pensée est affichée sur le mur: « Agis dans ton lieu, pense avec le monde », une phrase du grand penseur martiniquais Édouard Glissant qui le guide depuis sa nomination au Théâtre d’aujourd’hui en 2012. Sylvain Bélanger voit toujours large.

L’an dernier, il a mis en scène l’hyper-réaliste Lignes de fuite – prix du meilleur texte de l’AQCT – de Catherine Chabot, une pièce qui se situe à l’opposé de celle de Rébecca Déraspe. Sylvain Bélanger souhaite, d’une fois à l’autre, travailler avec des théâtralités qui le forcent à trouver une nouveau langage.

« J’ai refusé des solos récemment pour cette raison. Je n’ai jamais monté deux dramaturgies qui se ressemblaient. Je ne veux rentrer dans une photocopie de moi-même. Quand tu commences à être dans l’auto-référencement de toi-même, c’est le début de la fin. Même quand je construis les saisons, je fais attention à ça. « 

Sylvain Bélanger et Rébecca Déraspe

« Quand j’ai monté Lignes de fuite, ajoute-t-il, j’avais des acteurs et des actrices qui se parlaient entre eux. Ça m’a fait un bien fou. Au début de ma démarche en mise en scène, j’avais développé plein de micro-stratégies pour impliquer le spectateur dans le propos. J’ai poussé ça à l’extrême jusque dans J’accuse (Annick Lefebvre). Un spectacle de deux heures avec cinq femmes qui ne bougent pas. Ça bougeait ailleurs. »

Dans Ceux qui se sont évaporés, le public existe pour les interprètes. Les gradins sont placés en « L » avec un plateau qui représente une salle de réunion avec machine à café, du genre AA ou DA (disparus anonymes). Les personnages sont ceux et celles qui éprouvent la perte de disparus ou des « disparus » revenus dans leur vie.

La distribution compte comprend Geneviève Boivin-Roussy, Josée Deschênes, Reda Guerinik, Maxime Robin et, Tatiana Zinga Botao. On pourra y voir, également, Éléonore Loiselle (La déesse des mouches à feu), meilleur spectacle de la l’année selon l’AQCT il y a deux ans.

« Elle a peu d’expérience de scène, mais c’est une naturelle. Elle a 15 pages de texte à livrer toute seule à un moment donné. À côté, on a Élizabeth Chouvalidzé qui a 83 ans et Vincent Graton qui n’avait pas fait de théâtre depuis 15 ans. La distribution est à l’image des personnages que je trouve bienveillants. Je voulais des acteurs qui ne se connaissent pas, venant de backgrounds différents. »

L’écoute de l’autre

Geneviève Boivin-Roussy

Au contraire de Lignes de fuite où les personnages se confrontaient constamment derrière le quatrième mur, Ici, ce sont des personnages qui écoutent les autres, qui se préoccupent d’elles et d’eux.

« C’est très rare qu’on voit ça au théâtre. Je viens jouer avec toi pour entendre ton histoire, pas pour défendre la mienne. C’est quelque chose qui n’est pas tendance en ce moment. Les dramaturges enlèvent souvent les personnages et jouent leur propre texte ou sont eux-mêmes sur scène ou font du théâtre documentaire. C’est un courant très intéressant. C’est important de remettre en question ce qu’est la fiction. »

« Dans les Évaporés, on veut écouter l’autre pour essayer de le comprendre. C’est ce qui est beau dans les salles de meetings comme les AA. J’ai appris plein de choses sur mon métier en allant dans ces réunions. Il y a des leçons pour le jeu là-dedans. Le souci de se raconter avec beaucoup d’authenticité et le respect chez ceux qui écoutent. Écouter c’est s’engager. »

Une sorte de message pour notre époque où tout le monde s’exprime, se dévoile et crie. « Personnellement, je n’embarque pas trop là-dedans, on a besoin de paix et d’écoute, je crois. »

Il est humain de critiquer ceux et celles qui disparaissent sans laisser de trace, de les juger même durement parfois. On comprend le trouble, voire le gâchis laissé derrière. Mais le mal-être est réel.

« La phrase qui résume le show est un peu désespérée, mais ça dit: « Tu ne peux pas rester, c’est plus fort que toi. » Je ne pense pas que ce soit de la dépression, mais le malaise est réel. On ne peut pas expliquer ça. Comme la vie, ça demeure un mystère. Il y a beaucoup d’empathie dans le spectacle. »

Sylvain Bélanger rêve de monter Oncle Vania de Tchekhov, une pièce où le bonheur semble également fuir constamment les personnages, et il conclut : « aucun évaporé n’est heureux ou content de sa disparition après coup. Il y a quelque chose de ne pas réglé là-dedans. Jamais. Les évaporé.e.s veulent être oublié.e.s, mais c’est quelque chose d’impossible pour les gens qui les aiment. »

Geneviève Boivin-Roussy et Vincent Graton