
Rien ne sert de discourir, il faut partager à point. C’est ce que proposent Patrice Dubois, Soleil Launière et Alexandre Castonguay avec le spectacle Courir l’Amérique. Inspirés par les livres de Serge Bouchard et de Marie-Christine Lévesque, les trois complices de scène (re)font l’histoire de ce coin de terre que nous avons de la difficulté à partager. Heureusement, le vrai dialogue est toujours fécond.
Quand on se sent forcé d’ériger une barricade parce que l’autre n’écoute pas, n’a peut-être même jamais écouté, c’est que dialogue il n’y a point. Sur une scène, là où l’on peut tout remettre en question, il peut y avoir confrontation, mais le dialogue est essentiel afin de dénouer le conflit
Entre Patrice Dubois et Soleil Launière, le dialogue est passionnant. Un micro et les voilà envolés. Avec Alexandre Castonguay, ils ont lu Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque avant d’accoucher de Courir l’Amérique, un spectacle où ils laissent tomber les faux-fuyants.
« Ce qui m’a intéressé dans les livres, lance Patrice Dubois, c’est de voir le territoire comme quelque chose qui s’agrandit et non pas qui se referme sur soi. La nation québécoise s’est longtemps confortée dans l’image du village gaulois incompris. Mais si on y pense, on voit qu’on appartient à la marche du monde. On est responsables des conséquences historiques. J’avais envie d’autres réalités comme matière théâtrale. »
« Quand on discutait du projet avec Patrice, ajoute Soleil Launière, c’était un réel dialogue entre nous que je trouvais intéressant. Il s’agit d’approcher les choses de la bonne façon. »
Patrice: « L’invitation lancée à Soleil était effectivement un dialogue pour sortir d’une certaine stérilité qu’il y aurait pu avoir entre Alexandre et moi. »
Le spectacle comprend plusieurs personnages féminins, de là l’importance de l’artiste multidisciplinaire d’origine innue. « On joue beaucoup aussi avec le dialogue entre la tête et le corps qui est le territoire, dit-elle. Le corps-matière, celui de la femme qui donne naissance. On parle de la relation mère-fils. »
Narration vs action
La pièce pourrait n’être que narrative, sans action, en ce qu’elle raconte la vie de plusieurs personnages méconnus ayant existé dans notre histoire, mais la mise en scène l’en éloigne.
« On traite vraiment voit les choses comme un dialogue, note Patrice Dubois. On veut que la pièce amène le spectateur dans un voyage mental, intérieur. On aimerait qu’un changement commence à s’opérer, qu’il le sente. »
Les trois interprètes se posent et nous posent des questions à savoir, notamment, si les peuples autochtones et québécois sont véritablement capables d’échanger ensemble.
« On remet en question aussi Bouchard-Lévesque, dit-il. On les présente sous différents angles pour les requestionner. »
Vu ainsi, la pièce suggère que ce qu’on croit être la « vérité » historique, dans le fond, ne pourrait être qu’un leurre.
« On fait ce qu’on dénonce et on dénonce ce qu’on fait, poursuit-il. L’idée de ce jeu là est survenu lors de nos dialogues en répétition. On s’est demandé ce que serait notre rôle dans la pièce. On exploite notre « clown » intérieur pour ne pas tomber dans le piège d’un système qu’on critique. »
Soleil: « Il ne faut pas toujours croire ce qu’on nous apprend comme étant un fait avéré. Le piège serait de croire qu’il n’y a pas d’autres avenues. La plupart des Histoires ont été écrites par les colonisateurs. La source est déjà déformée. Il y a des centaines de personnes dont l’Historie ne parle pas. La seule chose dont on peut être certain c’est ce qui se passe dans le moment présent. Il faut se ramener à ça, à notre écoute de l’autre. »

Libérer le trésor
Au-delà de la rumeur, des humeurs et du bruit circulant autour des identités et des nationalismes, le spectacle porte à croire que l’écoute et le partage permettent de libérer un trésor, comme si la somme de 1 + 1 égalait vraiment 3.
Cette invitation au dialogue ne veut pas dire plonger dans l’actualité au sens sensationnaliste du terme. Courir l’Amérique n’est pas une réponse directe, par exemple, aux barricades ou à la tragédie des femmes autochtones disparues ou assassinées. À ce sujet, ce serait plutôt pirteur d’un message universel et, surtout, intemporel: l’histoire des femmes reste à écrire.
« Ce n’est pas parce que ça [la tragédie des femmes disparues ou assassinées ] fait quelques années qu’on en parle que c’est disparu. C’est encore présent, ce n’est pas réglé, ça continue. On ne connaît pas réellement l’histoire des femmes, celles-là et d’autres. Leur histoire nous échappe. Elle nous file entre les doigts », souligne Soleil Launière.
Pour la rattraper, il fallait donc remettre aussi en question la façon de jouer le texte, de raconter l’Histoire, estiment-ils.
« Le langage scénique qu’on a développé dit quelque chose d’assez fort, croit Patrice Dubois. Le contraste entre les mots sur la page et notre présence sur scène est très important, ce qu’on va décider d’éclairer et de mettre en gros plan. Comme artistes de théâtre, on pointe toujours vers une direction, mais là, on multiplie les points de vue. »
Soleil: « Dans ma pratique, je travaille beaucoup avec la matière. Je n’ai pas peur de me salir. Je ne suis pas dans la théorie mais dans le « faire ». »
Patrice: « Ce qui est très différent du théâtre où on peut passer beaucoup de temps dans notre tête. On peut couper, conceptualiser. Mais là, il faut confectionner pour ouvrir le sens et le dialogue. »
Soleil: « On ouvre avec les mots et avec le corps, avec les actions corporelles. Je viens du monde la performance et cette expression là, pour moi, est importante. On apporte une vision sans donner les mots qui viennent avec elle. L’histoire personnelle est présente en nous, même si elle n’est pas écrite. Dans ma famille, l’Histoire n’est pas nécessairement dans les livres. »
