LITTÉRATURE: L’ombre du loup

L’un des meilleurs romans de 2019 est aussi l’un des plus actuels. Tristement. L’apparition du chevreuil d’Élise Turcotte décrit avec style la peur des uns faces aux menaces des autres. L’autrice a écrit un suspense sur la résilience et le courage qui s’opposent à la violence aveugle des carnassiers. Un manuel de survie pour les proies vivant dans l’ombre du loup.

Il neige en ce moment. De l’autre côté de votre fenêtre et de celle du chalet de la narratrice de L’apparition du chevreuil. Elle s’est isolée au fond des bois et à l’écart des rumeurs du monde pour écrire.

Le silence pèse de toute sa lourdeur et de tous les souvenirs. Trop. Même si, réconfortant, le feu crépite dans l’âtre, votre cœur sent l’effroi causé par la solitude hivernale. Quelque chose bouge non loin dans ce blanc cachant si mal le noir des âmes.

Est-ce que le chevreuil pourra apparaître dans ce décor faussement calme?

Victime de harcèlement dans les réseaux « asociaux » à la ville, la narratrice se sent presqu’aussitôt menacée une fois déménagée dans le bois. Paranoïa ou présence incongrue tout près? L’écrivaine est la proie de souvenirs oppressants qui sont surtout le fait d’un beau-frère possessif, manipulateur, violent.

« Il veut recommencer, il veut reprendre son pouvoir sur la famille, et cela passe par moi. Il veut son enfant. Il veut mon pardon, non il veut que je m’incline. Il veut que j’écoute son discours, que je l’entende, que je reconnaisse que le rang que j’occupe est ignoble. »

En quelques phrases nettes, Élise Turcotte résume le contrôle masculin dans son essence. La manipulation exercée par un père sur la sœur et le neveux de la narratrice. Celle-ci est ciblée par le même homme parce qu’elle a eu le courage de s’interposer dans une relation malsaine.

L’écrivaine décrit avec la même acuité la peur latente de celles et ceux qui veulent échapper à ce contrôle, qui vont même jusqu’à douter d’eux-mêmes en raison des ruses de l’animal qui leur fait face.

« De toutes les manières, ils ont raison: je ne suis pas en contrôle. Je ne suis ni rationnelle, ni pondérée. Mes paroles, mon silence sont mes pensées. »

Penser dans un monde carnivore renvoie à une immense faiblesse. En filigrane, l’autrice aborde ce monde actuel où l’homme-loup n’a qu’à montrer les crocs pour, encore une fois, maîtriser, gouverner, « nier l’autre, invalider sa parole ».

À l’aide d’allers-retours dans le temps, le roman s’habille d’un rythme parfois insoutenable entre intensité et réflexion, entre émotions à vif et lucidité.

Élise Turcotte crée un climat frôlant parfois l’irréalité, ce qui enveloppe tout le récit grâce à de petits détails comme le dialogue entrepris avec une psychologue ou encore le fait que les animaux ont carrément fui la scène du danger et du drame à venir.

Constamment sur ses gardes, la narratrice nous entraîne autant dans sa peur que sa logique implacable. Elle est être de chair et de sang autant que d’esprit. Il n’y pas là de contradiction, plutôt une profonde humanité.

L’une des qualités de ce livre est de toucher à plusieurs stratégies narratives. De passer, en quelques lignes, d’une phrase hyperréaliste à une réflexion, d’un moment plus poétique où l’image vient résumer signifiant et signifié à des descriptions physiques aussi bien que mentales, courtes et saisissantes.

« Je sens la pointe du couteau me piquer la cuisse. Cela me sécurise un peu, mais en même temps, je ne veux pas que l’enfant soit témoin d’un drame aussi définitif. J’ignore aussi quelle force m’habite exactement. »

Cela relève du grand art, cette façon de parler crûment d’une réalité inquiétante puis de faire un pas de côté pour décrire, analyser sans que le récit s’alourdisse d’effets inutiles ou plaqués. L’expérience de l’autrice lui permet de sauter, de la même façon, d’une section qui relève d’un souvenir au moment présent dans un continuum cohérent.

En ce temps présent de l’après #Metoo, L’apparition du chevreuil est une piste qui nous fait avancer sur le chemin de la compréhension des émotions entourant la « perte » de pouvoir et de contrôle qui font agir des hommes.

Avec cette fiction forte, Élise Turcotte contribue de façon originale à la réflexion sur la violence masculine. Elle convoque plusieurs stratégies narratives qui se nourrissent et se complètent entre elles. Au diapason d’une, pourrait-on dire, « multidisciplinarité » nécessaire pour démêler les réflexes violents qui contaminent les relations hommes-femmes depuis trop longtemps.

Aujourd’hui, démontrent ainsi plusieurs artistes, les simplifications, les raccourcis et les humeurs ne représentent plus que des excuses face aux abus. Les femmes ne sont pas folles quand elles parlent de leurs peurs et les hommes, non plus malheureusement, quand ils agressent. Il existe une construction systémique du mal, par contre, à bien saisir pour la désamorcer.

C’est seulement quand ce travail aura véritablement débuté et avancé que les chevreuils réapparaîtront de nouveau.

Élise Turcotte participera à une causerie littéraire animée par Claudia Larochelle le 23 janvier 19h à la Librairie Paulines du 2653, rue Masson (angle 2e Avenue)


Élise Turcotte

L’apparition du chevreuil

Alto

154 pages