
Le troisième roman d’Annie-Claude Thériault est un moment fort de la rentrée littéraire. Ce livre réussi à tous les points de vue fait bouger, avec adresse, les cordes sensibles de l’air du temps. Il a précédé de peu les chants de l’internationale féministe actuelle. Les Foley, ce sont des femmes qui accostent, survivent et (se) libèrent.
Vague après vague féministe, les femmes réussissent à changer le monde. Des recoins de l’intimité jusqu’aux scènes internationales – on n’a qu’à regarder ce qui se passe en ce moment même en Amérique latine, mouvement de dénonciation qui a été suivi en Europe et ailleurs -, elles reconstruisent, réinventent et recréent.
Les femmes Foley dans le roman d’Annie-Claude Thériault font tout cela. De génération en génération, de l’Irlande jusqu’en Acadie, elles ont raison de la guigne des bêtes à patates, du constant esseulement, du presque effacement. Elles vainquent sans gloire ni tambours. Elles n’en ont pas besoin. Leur mémoire n’est pas marécageuse, elle s’est accrochée, enracinée et elle ne s’effacera pas.
Annie-Claude Thériault esquisse cinq portraits avec une grande précision. Par des phrases courtes, dans un style s’approchant de l’oralité, elle raconte des histoires de fortes femmes, chacune à leur façon. Face aux événements, aux tourments et aux suicides, face à des hommes, violents, lâches, colériques, pathétiques. Elles les aiment tant qu’elles peuvent, mais doivent passer outre, bien souvent, pour assurer la suite du monde.
Dans cet esprit, la romancière va au bout de chacune de ses idées, dans chacun des paragraphes et des chapitres. En parfaite maîtrise de la langue, en toute netteté. Il ne manque aucun mot, il n’y en a pas de trop. Les dialogues n’existent que pour planter un clou, le dernier, le plus pointu. Pas nécessairement celui qui fait mal, mais celui dont la pertinence est indiscutable. Il y a du Duras chez Thériault.
« Je cherche un espace sans bruit. Un espace paisible. Un lieu d’où pourrait jaillir quelque chose de doux. Il me fallait une maison pleine de silence pour me préserver. C’est pour ça que je fuis: survivre. Je reste là. Comme ça. Silencieuse et immobile. Recroquevillée au fond du champ. Une simple petite boule blottie dans un chandail de laine. Cachée dans les pommes de terre. Les deux mains sur les oreilles. Je veux m’enterrer dans ce silence de fond des champs.
Je n’ai que dix ans et je meurs un peu ce jour-la. »
On dit cinq portraits, mais les femmes Foley sont cinq, dix, cent: Anna, deux Nelly, deux Eveline, Nora, Ellen, Laura… Elles viennent d’Irlande et d’Amérique, de courage et de détermination, de résilience et de presque folie. Les folles Foley, pensera-t-on de certaines qui brûlent la tourbe, le bois ou la jambe factice du frère, puisque trop c’est trop. Porter le monde sur ses épaules est éreintant. Elles ont assez souffert. Plus jamais.
Pour les accompagner dans leur combat contre la déraison du climat, des injustices et de la solitude, des anges gardiennes veillent sur elle: la vieille Riordon, Soeur Jeanne, l’amie Clara. Toutes des femmes qui changent aussi la vie, une Foley à la fois.
Elles sont biches, louves et ourses. Mères, soeurs, filles. Elles patientent et agissent au moment opportun. Quand la mort rôde, le danger ou quelconque fin. Les femmes Foley ne sont pas de fragiles Sarracenia purpurea, cette plante sans attache d’un rouge magnifique et éternel, dont elles admirent pourtant la beauté. Non, elles se rendent utiles comme elles le rappellent constamment dans leur langue venue d’ailleurs.
Elles nous font rire par leur exubérance ou leur irrévérence et pleurer des larmes salées que le vent du large sèche aussitôt sur la belle et sauvage île de Miscou où tout commence et continuera. Les liens qu’elles ont tissés entre elles au fil des générations sont plus forts que tout.