
Lorsque cette exposition, Martin Boisseau: Surfaces inertielles et seuils optiques a débuté, nous étions encore innocents. Nous ne savions rien de ce qui allait bientôt nous frapper. Elle s’est en effet ouverte une première fois le 7 mars, puis s’est évidemment interrompue quand toute la province a connu une fermeture abrupte, pour cause de pandémie. Mais qu’à cela ne tienne, la voilà reprise, pour une période qui s’étend cette fois jusqu’au 27 juin chez Roger Bellemare et Christian Lambert.
Il s’agit d’une première pour Martin Boisseau, plutôt associé depuis 15 ans à la galerie Graff. C’est là qu’on a pu voir ses précédentes prestations, mécaniques et détournements d’opérateurs de sens et de médias, faisant sculptures de mines de graphite plutôt que de les employer au dessin, comme cela semblerait attendu. Et ce n’est là qu’un exemple de ce qu’il a déjà qualifié d’effort pour « latéraliser le sens »!

Acrylque, toile, lampes, aluminium / Acrylic, canvas, lamps, aluminum Dimensions: 229 x 229 x 7.6 cm Photos: Guy L’Heureux
Les œuvres montrées sont cette fois des œuvres peintes. Voilà qu’il s’assagit enfin, penserez-vous! Et bien non, vous avez tout faux! Ces Surfaces inertielles et seuils optiques sont loin de présenter les caractéristiques d’une toile traditionnelle. Pourtant, il est bien question ici de simples toiles d’acrylique, aux lignes verticales de couleurs diverses, motifs tombants sur une toile aux dimensions respectables. Ce qui fait d’ailleurs dire à l’artiste qu’il s’agit là de tableaux-installation. Il est vrai qu’en elles, la couleur opère! C’est que tout ne se limite pas ici à cette seule opération bien usuelle de peinture en tombées, entrelacées en couleurs bien diverses et chatoyantes. Ce serait trop simple.
En face de chaque toile, depuis le plafond, tombe une lumière offerte par une barre regroupant 5 lumières LEDs. Cette projection sur le tableau n’est pas simple éclairage; elle est mise en relief et créatrice d’effets divers qui vont varier tonalités, teintes, émergences de lignées, volumes même. Car la tonalité et l’intensité de cette lumière ne cessent de réviser sa modulation.
Devant ces œuvres, il arrive en effet que nous soyons quelque peu confondus. Des couleurs se transforment, des filures sont soudainement plus affirmées que d’autres, certaines semblent même prendre du volume, jaillir de la toile. Puis, ces effets s’atténuent pour en faire naître d’autres. Tout cela causé par les variantes de la lumière. Celle-ci se fait entité vivante, presque, faite d’ondes et d’humeurs changeantes. En plus, on se surprend à voir des formes géométriques émerger, qu’on n’avait pas pu discerner au premier coup d’œil , quand, face à la toile, nous étions en train de la détailler.

Molinari
Le premier geste de l’artiste a été, en fait, de se livrer à cette élaboration de formes rappelant celles affectionnées par Guido Molinari. La comparaison n’est ni fortuite, ni simple coquetterie d’artiste. Il s’avère que les apprêts utilisés sont des restes de cet artiste féru d’abstraction. Martin Boisseau, dans une autre vie, a travaillé pour lui et il avait gardé des fonds de gallons de peintures préparées par le maître. Lors de sa disparition, en 2004, ces vieux pots sont restés en jachère chez lui et ils retrouvent ici une seconde vie.
Par-dessus ces figures fondamentales, Martin Boisseau a peint ses lisérés descendants, ligne après ligne, couleur après couleur. Une autre opération s’est ajoutée aux deux premières quand il s’est mis en tête de vaporiser une goutte de vernis, préalablement coloré d’une teinte choisie, sur chaque trace de couleur et de la laisser descendre jusqu’où elle pouvait, prenant soin de recommencer la manœuvre pour amener ce vernissage à tout couvrir, de haut en bas. Aux couleurs de l’acrylique, viennent s’additionner d’autres teintes, produisant des effets de transparence un rien opacifiée par la coloration de l’enduit. Inutile de préciser combien cette tâche a pu être longue, reprise 200 fois sinon plus, goutte par goutte.
Aussi, sommes nous interdits devant le résultat final. Les variantes de couleurs, les apparitions soudaines de formes sous-jacentes, les effets de volume qui parcourent les toiles : tout nous conduit à cette question de savoir où donc la couleur peut bien se loger. D’où provient-elle donc? On sait bien que ces teintes que nous voyons, les couleurs de ce monde, sont le résultat d’une matière et de l’onde qui tombe sur elle. On sait bien que la lumière blanche les contient toutes, ces couleurs, dans l’épaisseur, justement, de sa blancheur. Mais, ici, il s’agit de s’interroger sur une sorte de séparation, de division des tâches.
Serait-ce que certaines couleurs sont sur la toile et que d’autres sont dans le faisceau lumineux? Est-ce dans cet espace entre les deux, dans l’infra-mince de leur rencontre, que se produiraient des alchimies hallucinantes qui formeraient tonalités diverses et ondulations colorées? De quoi relève donc la teneur propre de la couleur, sa matière? Pas d’une couleur spécifique, d’une résonance singulière de sa réalité tangible, mais de la couleur comme déploiement spectral et expérience de vision!
Remarquez, quand on connaît l’oeuvre de Martin Boisseau, on ne se surprend guère que ce soit ainsi qu’il entende faire de la peinture. Il fait effectivement de la peinture et suggère que cela ne puisse vraiment se faire que lorsque celle-ci en vient à s’extraire de son contexte, de sa toile de fond comme de la lumière propre qui la révèle à tous.

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