LITTÉRATURE: Conte crépusculaire

Presque 20 ans après Soudain le Minotaure qui l’a révélée aux yeux du public, neuf ans après son plus récent Griffintown qui explorait un quartier et ses époques, Marie-Hélène Poitras revient avec un récit aux allures de conte pour adulte. Le roman est une pure fantaisie qui tire son origine d’un poème anglais consacré à la recherche du bonheur dans la vie. Au masculin, c’est aussi un terme qui en réfère à ce que l’on désire. Lit-on le récit que l’on trouve ironique la préséance de ce vocable au féminin. Ironique et, au regard de la finale de l’histoire, un peu pervers!

Le roman de Marie-Hélène Poitras est, sans trop le paraître, le récit d’une déchéance annoncée. Au départ, ce monde est trop statique, trop beau, trop équilibré pour ne pas penser que le tout repose sur une faille. Que l’on sent, immanquablement. Quelque chose va se rompre, on en est sûrs. Aussi touffu soit-il, aussi songé et sensé semble-t-il, cet univers est une reconstruction coupée du monde.

Il n’est d’ailleurs pas innocent qu’on nous ait proposé une citation du livre Kamouraska, d’Anne Hébert en guise d’exergue. Le lisant, c’est plutôt au Torrent que ce monde fait penser. Là aussi, on voyait pareille claustration et pareille luxuriance. François et sa mère vivait sur une ferme isolée, séparée des autres par une forêt épaisse. Sauf que, dans le cas du roman de Marie-Hélène Poitras, et cela est très significatif, c’est un monde complet qui est recréé et qui semble impossible. Vraisemblable, mais improbable. Pourquoi?

Pour plusieurs raisons! D’abord, il en va de ce village de Noirax et de la contrée où il est situé comme s’il cumulait bien trop de possibilités, bien trop de caractéristiques, je dirais, biologiques et au plan des ressources qu’il a, des habitants qui sont les siens, du cadre géographique où il est campé, pour être véridique. On a ici poussé la vraisemblance à sa limite. On s’est plu à concevoir un village, un environnement, à partir de traits rapportés issus de modèles réels dont on a reproduit les signes, mais pas le réel contenu.

Si bien qu’arrivent en cette bourgade des gens qui nous viennent à l’occasion des singuliers Hauts-Pays, de l’Ouesta, du Finistax et du Saud. De même, les paysages, qu’on imagine depuis les descriptions précises, ne semblent pas devoir pouvoir loger ensemble, dans un même lieu. Cette concentration abusive ne va pas sans une exubérance qui est en relation étroite avec une exacerbation des sentiments. Là aussi, une intensité émotive, des moments où les émois sont en apex, rappellent d’autres écrivaines que l’auteure ne manque pas de saluer, à la fin.

Ce qui trouble encore plus, ce sont les leitmotivs de chansons folkloriques qui viennent scander l’histoire. La laine des moutons, L’arbre est dans ses feuilles, Ah! Vous dirais-je maman, La pêche aux moules et Ne pleure pas Jeannette sont là pour souligner une légèreté qui grince quand on la met en balance avec la sensualité sourde, sans cesse présente en sous-main, de l’histoire.

De plus, il y a quelque chose de vaguement sensuel dans le soin donné aux descriptions de victuailles, aux vivres disponibles en ces lieux, dans le rapport qu’ont les protagonistes avec leurs entours et les ressources que ceux-ci offrent. De sensuel et de faisandé, dirait-on, sans que les deux impressions se nuisent entre elles. Bien plus, elles s’épaulent dans l’évocation de quelque chose de sourd, se dynamisent l’une l’autre. Cela produit du capiteux, du concupiscent!

Bientôt, on a compris! La Désidérata serait l’équivalent littéraire d’une nature morte, peinture de nature inanimée et de restes de table ou évocation d’un repas passé. Cela expliquerait la plastique des scènes montrées, du village, cette méticulosité accordée aux détails.

Ce conte aux teintes un peu crépusculaires, c’est aussi l’histoire d’une décadence. Du prix que paieront certains protagonistes pour avoir érigé ce monde sur le fond d’excès, d’abus et sur l’exploitation de la gent féminine. Un renversement, tout au long, se prépare. L’ordre qui règne, qui semble si stable et si bien établi en ouverture, sera remplacé par autre chose. Cet autre état, en devenir, semble tout devoir à la conversion d’un des personnages qui, de figure un peu secondaire, se muera en celle maintenant appliquée à constituer les annales de ce temps et de ce lieu.

À l’écriture, donc, qui a ce pouvoir de changer des mondes!


Marie-Hélène Poitras

La désidérata

Éditions Alto

184 pages