
Martin Désilets poursuit, au Musée d’art de Joliette, une quête commencée il y a quelque temps déjà. Avec Matière noire, il avait déjà présenté les œuvres résultant d’un semblable protocole de travail à la Galerie Occurrence, en 2019. Il s’agit pour lui d’une saisie effrénée de tableaux de collection, les accumulant tels des strates, s’empilant les une sur les autres, jusqu’à brouiller toute reconnaissance des œuvres photographiées à l’infini. Les tableaux réunis est le titre de sa nouvelle expo.
Martin Désilets en viendra évidemment, dans les versions ultimes de cet exercice, à produire un noir sursaturé, au sein duquel reposent toutes les expériences de regards et de ses prises de vue. La peinture, comme totalité d’œuvres, se mesure ainsi à la frénésie de la photographie, qui cherche, maintenant plus que jamais, à tout s’approprier, à tout expérimenter de concert, dans ce cumul inarrêtable qui conduit à la cécité. Mais ce ne sont pas des œuvres sursaturées jusqu’à ce que l’on ne puisse plus rien voir, mais des images qui veulent tendre à cet état,
Ce qu’il avait fait avec les œuvres présentées dans les différentes institutions muséales de la ville de Paris, tel que proposé à Occurrence, il l’accomplit à nouveau. Mais cette fois, il le réalise avec les œuvres de la collection du musée, couchant les unes sur les autres les images en provenance de natures mortes, de paysages, de portraits et d’abstractions. C’est un travail qui lui a pris une demi-année, complétée lors d’une résidence qui a duré de janvier à juin 2020. L’artiste a ainsi pu produire ses Tableaux réunis. Ils sont au nombre de quatre et ils viennent s’infiltrer dans l’exposition permanente, prenant la place de quatre tableaux dont ils imitent les dimensions.
S’ajoutent à cela des extraits du corpus, toujours en cours, de Matière noire et des œuvres en provenance des Lieux-Monuments. En ces derniers, c’est une technique différente qu’emploie l’artiste. Il s’agit ici de lieux particuliers saisis par un appareil numérique dont on a retiré la lentille. Commencée à Paris par une recension de lieux iconiques de la ville, la série est toujours en cours et, au titre, vient s’ajouter la référence au site saisi.

Avalement du réel
On aura compris qu’il s’agit d’une saisie folle, d’une surenchère qui illustre peut-être notre obsession du voir et de l’accumulation des images. En cette surface de l’image numérique, il est confié strates après strates de formes couchées, de copies d’oeuvres reconnues et vénérables. C’est un archivage dément, qui ne semble mener à rien; à rien de visible, surtout. Tout est conservé, tout est enfoui et rien n’est plus visible. C’est aussi une représentation de ce que peut l’image numérique, de son avalement du réel jusqu’à plus soif.
En même temps, cela donne à voir ce que peut aussi le pixel, comment il apparaît devant nous quand aucune image n’est plus accessible. La matière étale qui se montre dès lors est un chatoiement singulier, fort différent du vieux sel d’argent. Le papier se couvre mais de quoi donc? On ne le sait trop. Mais il y a là quelque chose qui s’offre au regard. Dans les replis outranciers de ce trop plein de moments volés au temps, d’œuvres vénérables refusant de s’exhiber parce que trop exposées, il y a certes cette première dérobade, affichée, mais il y a aussi cette exposition qui est illumination.
Martin Désilets, Matière noire, état 14, 2019, impression à jet d’encre sur papier Hahnemühle Photo Rag Baryta montée sur aluminium 84 x 127 cm. Photo : Martin Désilets.
À gauche : Martin Désilets, Toutes les natures mortes de la collection, d’après « Nature morte aux poires » de Fernand Toupin, 2020, impression à jet d’encre sur papier Hahnemühle Photo Rag montée sur aluminium, 62,8 x 62,5 cm. – À droite : Ozias Leduc, Nature morte, oignons, 1892. Photo : Martin Désilets
Martin Désilets, Tous les portraits de la collection, d’après « Portrait de ma soeur » de Suzanne Duquet, 2020, impression à jet d’encre sur papier Hahnemühle Photo Rag montée sur aluminium, 75,4 x 60,2 cm. Photo : Martin Désilets.
Somme et fin
Martin Désilets se fait fort, dit-il, d’épuiser l’acte photographique. Ce faisant, il montre aussi combien est utopique l’idée de parvenir à une œuvre qui serait la somme et la fin dernière de toutes les autres. On pourrait aussi ajouter qu’il invisibilise le voir, qu’il rend puéril cette pulsion que nous avons à l’accumulation des expériences de vision et des images qui recèlent celles-ci.
Devant ces photos, on sait bien être devant une multitude de saisies superposées. On comprend être devant le résultat d’un acte fou, démesuré dans son processus et son désir. Mais il faut voir plus loin. L’œuvre devant nous a aussi, par-delà l’acte dont elle résulte, une matérialité dont on ne peut faire abstraction. Quelque chose luit. C’est un moiré, cela rutile quelque peu.
C’est là ce qu’il reste quand on a opéré de manière à ce que se crée une sorte de sans-image, conséquence d’un acte qui en a accumulé trop. Il y a là une plastique singulière qui est ce qui réside sous le fait de créer image, le fond insondable du numérique, de la virtualité où tout est contenu, mais rien n’est vraiment montré. La plastique aveugle qui repose dans le tréfonds de l’image actuelle.

Martin Désilets
Les Tableaux réunis
Au Musée d’art de Joliette, jusqu’au 6 septembre 2021
Commissaire : Anne-Marie St-Jean Aubre
INFOS: museejoliette.org