
Thao Nguyen Phan est une artiste vietnamienne qui dit vouloir créer – dans un amalgame qui réunit peinture, installation, vidéo et performance – des champs théâtraux. En ceux-ci, prennent corps des histoires aux références anciennes et des réalités actuelles. Becoming Alluvium, à la galerie Occurrence, donne de cette volonté un exemple saisissant.
Dans la salle dédiée aux projections de la galerie Occurrence , la courte vidéo Becoming Alluvium ne fait pas 20 minutes. Mais des œuvres aussi courtes, quand elles sont peu intéressantes, peuvent finir par paraître très longues. Ce n’est certes pas le cas ici. Il y a quelque chose d’à la fois très fort dans cette vidéo et de très léger. La projection est aussitôt finie qu’on ne se fait pas prier pour la voir à nouveau tant sont prenantes et captivantes les histoires qui la composent. Un seul lien les unit toutes; c’est qu’elles ont comme point de référence commune le fleuve Mékong. Voilà l’axe qui les lie et où toutes convergent, comme des alluvions, justement!
On doit ces lectures multiples, possibles et plaisantes, au fait que, dans le flux narratif, il y a une part d’incertain. Comme si les histoires montrées et narrées avaient un lien un peu lâche et que rien ne nous forçait à les enligner par trois, dans l’ordre privilégié par la vidéaste. D’une fois à l’autre de nos visionnements, on perçoit des détails, qui nous avaient échappé de prime abord.

Fleuve géant
Ce fleuve géant, rappelons-le, traverse cinq contrées : la Chine, le Laos, la Birmanie, le Tibet et le Vietnam. Il forme une véritable colonne vertébrale pour le commerce, le transport des gens et la communication entre ceux-ci. D’où découle le fait inévitable qu’il est actuellement passablement pollué. On a là un premier filon narratif, rendu évident par les images. Nous apparaît aussi, en celles-ci, son immense importance dans la vie des gens qui y transitent ou habitent sur ses rives.
Puis, commence bien vite un autre fil qui s’ajoute à la trame de cette œuvre. Il s’agit cette fois d’une catastrophe aux conséquences tragiques. Il arriva en effet un jour qu’un barrage se rompe et que deux frères en deviennent les victimes. Avalés par les eaux du fleuve, ils finirent par être réincarnés l’un en jacinthe d’eau, l’autre en dauphin.
Enfin, nous est racontée cette histoire tout aussi digne d’un conte où une princesse, gâtée et difficile à satisfaire, ne cesse de demander plus et encore plus, jusqu’à ce que le remords ne la saisisse et l’amène à se métamorphoser en une gouttelette, désormais perdue au sein des mille eaux de la rivière.

Ces trois histoires forment donc un ensemble où la réalité inquiétante de l’état de santé de ce fleuve et les ravages causés par les activités humaines, se mesurent à des contes dont on peut espérer tirer quelque enseignement. L’histoire des frères suggèrent bien une disparition probante de l’humanité, vu l’état des choses, mais de celle-ci résulte tout de même une sorte de renaissance. Quant à celle de la princesse, ce remords affiché devrait être le nôtre. La dilution de soi au sein du grand tout naturel est une manière de demander réparation qui pourrait nous inspirer.
On conçoit bien cependant combien ces interprétations peuvent paraître mises en doute par le fait que ces trois histoires s’entrelacent. Cette part d’incertitude dont je parlais, réside bien là et montre combien les éléments naturels de notre terre peuplent notre imaginaire. Nous ne serions être sans lui, ni sans eux.
Le pouvoir de l’art ici n’est pas tout entier dans le fait de simplement dénoncer. Il ne passe pas non plus par une transfiguration du réel par le biais d’une histoire qui se veut édifiante et qui aurait une intention morale ou éthique. Il passe dans cette légèreté qui va de l’un à l’autre des versants de notre réalité : plat constat de l’état des choses et évocation de ce que notre pouvoir de créer doit à notre environnement naturel.

Thao Nguyen Phan, Des rivières parcourant les corps – Becoming Alluvium, Galerie Occurrence, jusqu’au 23 octobre 2021
Thao Nguyen Phan, Sketch for Becoming Alluvium (détail), 2019-2020, vue d’installation à Occurrence dans le cadre de MOMENTA 2021. Photo : Jean-Michael Seminaro
Thao Nguyen Phan, Sketch for Becoming Alluvium (détail), 2019-2020, vue d’installation à Occurrence dans le cadre de MOMENTA 2021. Photo : Jean-Michael Seminaro
Exposition présentée dans le cadre de :
Quand la nature ressent
Commissaire : Stefanie Hessler, en collaboration avec Camille Georgeson-Usher, Maude Johnson et Himali Singh Soin
MOMENTA. Biennale de l’image