
Dans la mise en scène de Denis Marleau, Les reines de Normand Chaurette n’ont pas pris de rides. Le texte impressionne toujours, de même que la scénographie et les costumes. Shakespeare est bien servi et, notre critique, ébahi.
Les reines de Normand Chaurette nous laissent pantois. Ce n’est pas étonnant que, il y a une trentaine d’années, le grand metteur en scène André Brassard ait souhaité la monter en plein hiver, et, devant un public consterné, ouvrir la porte à une vraie bourrasque. Cette anecdote est à la hauteur de la pièce magnifique de Chaurette.
La réalité pourtant nous importe peu. Nous sommes ici dans la vérité du texte, et quel texte ! Le spectateur voudrait rester assis et réécouter du début à la fin ce récit magnifique. De simplicité et de complexité tout à la fois ? — de complicité.
À peine terminé, on appellerait à une rediffusion complète, c’est l’ovation, les bravos enthousiastes. Mais comment pourrait-elle avoir lieu quand, après avoir donné toute leur âme à ce texte, les comédiennes, toutes excellentes, doivent refaire leurs forces. On y retournera demain s’il le faut.
Essayons de donner une idée de cette soirée immense. D’abord, sans nous lancer dans une grande analyse — que ce texte mériterait — disons par analogie qu’on est ici dans un univers verbal qui rappelle l’univers musical de Philip Glass. Le thème est récurrent et se déploie en termes de pouvoir, jalousie, cruauté. Avec en contrepoint, une touche de naïveté. Mais cette naïveté cache quelque chose…
La modernité des mots, et que de mots, que de mots ! on en reste ébahis, je l’ai dit, et on voudrait tout réentendre avec une gourmandise à laquelle le théâtre québécois ne nous a pas souvent habitués. La spontanéité ici est modulée, détaillée, superbement exprimée.
Décor et costumes
Ouverture de rideau : l’intérieur d’un château, et ça sur plusieurs étages. Avec une vue sur l’extérieur : il neige, il fait froid, on sent la tempête extérieure mais elle se transportera à l’intérieur.
Dans ce château que le dessinateur M.C. Escher aurait pu faire sien, se déplacent des reines — jamais on n’en doute — dans des costumes d’une rare beauté, la tête surmontée de coiffes extravagantes qui sont portées par elles. Le faste des costumes n’est jamais encombrant ; bien au contraire, ils sont pour ces magnifiques comédiennes un véritable prolongement de leur corps.
De l’autre côté des murs, de l’autre côté du décor, la neige tombe avec furie. Et elle n’est pas en contradiction avec les protagonistes. Nous y sommes. Nous sommes en pleine tempête. À aucun moment nous ne cessons d’y croire. Le texte dans son ampleur nous subjugue. Pourtant on est loin de l’oralité. Laissez-les parler ce beau langage. Elles ont tant de choses à dire, tant de peines, tant de haines, tant de volontés de pouvoir inassouvies. Même la muette parle ! Ce n’est pas la seule surprise qui attend le spectateur.
Nous sommes tous là, nous frissonnons quand les reines frissonnent ; nous sommes prêts nous aussi à nous mettre à genoux pour recevoir pendant quelques secondes cette couronne si convoitée. Oui Escher, oui Glass, mais aussi bien sûr Shakespeare qui rôde, qui parle, qui hante le château. William est assis dans la salle et il reconnaît la beauté du texte et la cruauté des mots. Ou serait-ce l’inverse ?
On en sort ébranlés. On a vu autre chose que la médiocrité de la rue. Et, pour prolonger l’effet de cette pièce magique, on reviendra un soir de tempête où la neige nous fouettera le visage dehors comme elle a pu le faire dedans. Pourra-t-on alors saluer Brassard…
Les reines sont Céline Bonnier, Sophie Cadieux, Kathleen Fortin, Marie-Pier Labrecque, Sylvie Léonard et Monique Spaziani ; Denis Marleau nous les présente dans une scénographie qui tient presque de la danse tellement les costumes de Ginette Noiseux habitent l’espace créé par Michel Goulet… ou recréé au point qu’on se retrouve à Londres.
Mieux encore, grâce au travail de l’équipe de production, on a l’impression d’en être : des rois, des reines, il y en avait plein la salle avec à la fois le sourire que donnent le contentement et le vertige d’avoir vu une partie de soi-même rarement explorée.

La pièce Les reines est présentée au TNM jusqu’au 11 décembre