
Le théâtre vu par le théâtre. Tel que mis en scène par Lorraine Pintal, Le roman de Monsieur Molière, du Russe Mikhaïl Boulgakov, réfléchit aux conditions dans lesquelles vivaient les artistes au temps de Jean-Baptiste Poquelin et aujourd’hui. Les rois, l’état, la police politique, les fonctionnaires, la censure. Devant cette machine, que reste-il de la création ? Molière et Boulgakov même combat.
Je ne sais pas pourquoi je pensais à André Brassard, ce soir-là. Sans doute parce que, dès l’entrée de jeu, le décor annonce une mise en scène peu banale. Révolutionnaire. Brechtienne. J’avais devant les yeux une structure dénudée. Sans inutiles ornements. Un cube sur la scène. Dans ce cube, se jouerait l’essentiel mais, scène dans la scène, il permettrait aussi à un ou des personnages d’observer l’action de l’extérieur. Ici, Molière rencontre Boulgakov qui rencontre Pintal. La combinaison parfaite. Il n’y a pas de paresse dans cette mise en scène. Bien au contraire, elle est toujours active et elle force la réflexion.
On parle ici de théâtre. Les comédiens sont en territoire connu mais jamais totalement conquis. Ils le savent et s’y donnent avec une belle énergie. Les courbettes sont pourtant nombreuses : Molière devant Racine, devant Corneille, devant La Fontaine et autres roitelets qui ne tiennent leur importance que parce que le Roi la leur accorde.
Comment ne pas penser à tous ces fonctionnaires des arts qui disposent de leurs faveurs à des artistes. Eux, dont le salaire qui est souvent dix fois celui des artistes, salaire assuré public ou non, se font baiser la bague par leurs sujets à qui ils permettent de vivre ou qu’ils condamnent à mourir de faim. Ici, non seulement la mise en scène mais aussi l’adaptation est une œuvre courageuse.

N’est-ce pas l’ultime pouvoir que celui de cette forme de censure discrète, celui qui à sa manière se permet d’empêcher la vérité, d’interdire la création, de faire taire les idées non conformes. Ce pouvoir est exercé chaque jour de l’année.
C’est aussi ce que nous disent Lorraine Pintal et Louis-Dominique Lavigne, que les empêcheurs de créer existent encore. Boulgakov aurait dû plier son écriture à l’esthétique communiste qui n’était finalement qu’une manière de plus d’enfoncer une théorie dans le gosier des camarades. De nos jours, ce sont les administrateurs formés à l’école du commerce qui imposent aux contribuables leur idée du beau, du bon, du juste.
Gestionnaires de l’art
Les arts sont dorénavant administrés par des gestionnaires. Qui, à la manière des ducs et des duchesses d’autrefois se constituent aujourd’hui de véritables petits duchés et qui oublient que leur pouvoir ils ne le détiennent que parce qu’on le leur a accordé soit d’en haut chez les politiciens, soit d’en bas chez les créateurs qui n’oseront pas leur mordre la main. Aujourd’hui comme hier la première censure est économique puis commerciale avant que de finir en prison ou devant le peloton d’exécution. Il y a bien des manières de l’administrer.
Il en faut du courage pour s’attaquer ouvertement à la censure, cette hydre. Parce que, voyez-vous, par sa définition même elle n’existe pas. Correction : elle nie exister. Lorraine Pintal ne manque pas de ce courage par lequel s’affirment les vrais créateurs, elle qui non seulement met en scène cette pièce mais qui en commande la création et l’accueille dans son théâtre.

Revenons à cette structure cubique sur la scène. Dans ce cube, s’agite — j’allais dire comme un lion en cage — un Molière convaincant que tout ce qui l’entoure cherche à ramener malgré lui « à de meilleurs sentiments ». Rien ne consolera Boulgakov (excellent Jean-François Casabonne), comme nul ne pourra libérer Monsieur de Molière (Éric Robidoux), ni les hommes (Jean Marchand en Corneille, Philippe Thibault-Denis en Racine, Lyndz Dantiste en Scaramouche, Sébastien Dodge en La Grange ou Benoît Drouin-Germain en La Fontaine) ni les femmes (Rachel Graton superbe Madeleine Béjart, Juliette Gosselin enjôleuse Armande Béjart, Brigitte Lafleur en Mademoiselle de Brie, Karine Gonthier-Hyndman en Mademoiselle du Parc). Ils et elles ne lui seront d’aucun secours et ne feront qu’affirmer leur domination sur le vrai créateur.
C’est à la magnifique présence discrète et pertinente de Jorane que revient de réunir le tout à travers le temps et l’espace par le fil de la musique, intemporelle et sans frontières…
On voudrait que Molière gagne, Boulgakov serait libre !

Le Roman de Monsieur de Molière, de Mikhaïl Boulgakov, adaptation libre de Louis-Dominique Lavigne, mise en scène de Lorraine Pintal, au TNM, jusqu’au 3 décembre, puis en tournée (janvier et février 2023).