THÉÂTRE : Le corps existentiel

La fureur de ce que je pense, photo: Antoine Raymond

L’Espace Go reprend la pièce La Fureur de ce que je pense sur l’oeuvre de Nelly Arcan, une production de la compagnie Infrarouge, de Marie Brassard. C’est d’ailleurs elle qui en assure la mise en scène depuis une idée de Sophie Cadieux. D’abord créée en 2013, présentée au Japon, avec des interprètes du pays, en Espagne et ailleurs, elle nous revient avec presque la même équipe, composée des comédiennes Sophie Cadieux, Christine Beaulieu, Larissa Corriveau, Evelyne de la Chenelière, Johanne Haberlin, Julie Le Breton et Anne Thériault.

Deux mises au point s’imposent avant de commencer. Je ne connais pas l’oeuvre de Nelly Arcan. Je ne sais pourquoi je ne me suis jamais mis à sa lecture. Ensuite, je n’ai pas vu le premier état de ce spectacle présenté en 2013. C’est un concours de circonstances qui m’a donc amené à l’Espace Go pour assister à une représentation.

C’est donc assez vierge de tout que je me suis offert à ce spectacle. De tout, sinon de cette aura qui nappe cette auteure, de ce que ça a pu avoir de vaguement sulfureux et d’incandescent à l’époque, je dirais, de la mise en marché de son image. Bref, tout cela ne pouvait être pour moi, qui suis dans l’ignorance, qu’un sillage profond laissé par une vie trop vite consommée, et dans une certaine honte de soi. C’est dans cet état que j’encaisse, et d’aplomb, à la fois la vigueur de ses écrits et la véhémence de sa mise en scène.

La mise en scène de Marie Brassard est une mécanique impeccable. Ce sont neuf chambres qui nous font face. Elles ont tout des vitrines pour prostituées d’Amsterdam, si ce n’est qu’elle sont plus grandes. En elles, s’affichent les différents états de la femme que fut Nelly Arcan, femme torturée, âme torturée, trop dépendante du regard que l’on, particulièrement les hommes, pose sur elle et honteuse de l’être.

Sophie Cadieux, photo: Antoine Raymond

Les sept comédiennes qui vont camper ces états occupent, chacune ou presque, une de ces chambres. Il en est quelques-unes qui semblent davantage servir de décor car il n’y aura, en elle, pas de réel chant. Car c’est là l’autre aspect du spectacle. En chacune de ces pièces offertes aux voyeurs que nous sommes devenus, une comédienne déploie un des chants qui composent la pièce. Ils sont dits chants des serpents, de l’éther, du sang, de l’ombre, des mirages; chant perdu, chant occulte. Ce sont tous des extraits glanés au sein des œuvres de la romancière. C’est moins une chronique d’événements qui est livrée en chacun que des évocations d’expérience et de l’effet de ceux-ci sur la vie intime, la psyché de Nelly Arcan. On entend ce qui l’a construite, ce que va éventuellement la détruire aussi.

Interprétation solide

Le jeu de chacune des comédiennes est solide, costaud. Il le faut car elles doivent livrer un texte âpre. Chacune se donne dans un récitatif qui n’essaie pas de se donner pour autre chose, qui n’essaie de se faire action, interaction. Elles interviennent à la suite l’une de l’autre. De la salle, on ne sait jamais laquelle de ces chambres intimes va s’allumer de la présence active, en verbe, du personnage. Une des présences sur scène n’est pas limitée à ce cubicule. Elle se promène partout, fait le lien. Car il n’y a rien de trop mécanique dans cette succession. En nulle occasion ressent-on une lassitude devant une alternance dont on prédirait l’ordre, la séquence.

Une certaine gestuelle de chacune accompagne leur récitatif. Ce n’est pas de la danse, ce n’est pas du mime. C’est un tâtonnement, une exploration de cet espace qui la contient, qui la retient. C’est un malaise de tout le corps, existentiel. Sophie Cadieux, pour une, se contorsionne à l’occasion comme si son sexe lui faisait horreur! Sa voix prend parfois des accents grinçants, qui font froid dans le dos! L’atmosphère, la musique sont à l’avenant. Surtout lorsqu’en un extrait d’un des livres d’Arcan, elle imagine une mort qui ressemble de près à celle qu’elle s’est donnée.

Tout au long du temps que dure cette pièce, plane un vague sentiment de faute, d’un manquement à un ordre quelconque, de haine de soi aussi! On en sort et on se surprend à vouloir faire appel à une quelconque compassion divine. À prier et vouloir rassurer Nelly Arcan. Lui dire que Dieu aime les femmes qui jouissent sans retenue, sans bavure et qu’elles peuvent le faire par-delà des images d’elles qui ne concernent au final que des hommes effrayés!

Mais il est trop tard!

photo: Marlène G.Payette

La fureur de ce que je pense est présenté à Espace GO jusqu’au 3 décembre 2022