LITTÉRATURE : Claude Gauvreau sans bornes

Nous avons entre les mains un livre qui aurait bien pu paraître, sous cette forme, bien plus tôt. Le projet était bien en voie de réalisation du vivant de Claude Gauvreau et sa correspondance nous révèle qu’il espérait voir paraître cet ouvrage dans le sillage d’Étal Mixte, publié aux Éditions d’Orphée d’André Goulet, en 1971; les deux ouvrages initialement prévus pour 1969.

Ces 26 objets dramatiques ont plutôt été intégrés, après sa mort, aux Oeuvres créatrices complètes, somme éditée par les éditions Parti Pris, en 1977. Trois de ces objets avaient fait partie du collectif Refus global en 1948 ; quatre autres sont de la plaquette Sur fil métamorphose, aux éditions Erta en 1956 et trois paraissent dans la revue La barre du jour en 1969. Lors de la Nuit de la poésie de 1970, il en livre aussi un.

Or, ces objets sont prêts depuis longtemps. Gauvreau les aurait écrits lorsqu’il avait entre 19 et 21 ans, soit dans l’intervalle des années 1944 à 1946. Cette jeunesse, fut-elle celle, à son dire, d’un génie, est perceptible dans les premiers objets très poétiques et très récitatifs. L’impression qui s’en dégage est que chaque phrase est pensée comme une déflagration, un choc d’images voulu extrême. Chaque énoncé veut figurer sa naissance et son explosion, son intransigeance. Selon La prière pour l’indulgence, il est bien clair que « le signe tonitrue ». Il arrive même que le bruit est tel qu’il obscurcit la signification.

Trop de densité signifiante active finit par nuire. Les intentions difficilement déchiffrables, les références malaisément identifiables s’accumulent en couches qui brouillent la communication. En plus, il ne nous semble pas toujours que les personnages conversent. Ils récitent plutôt, paraissent campés l’un à côté de l’autre, réunis par le plus pur hasard, s’ignorant quelque peu, chacun pris par son propre délire. Puis, peu à peu, le tout gagne en théâtralité. Les interactions entre personnages s’étoffent. La réalité scénique, ses contraintes comme ses potentialité, deviennent peu à peu plus évidentes, pour le jeune auteur, et il se met à les développer. Il explore mieux et toujours très hardiment ce cadre singulier qui offre des options à découvrir.

Langage exploréen

Il est aussi étonnant de voir combien certaines variables fluctuent. Certains objets s’essaient au langage exploréen et d’autres montrent une parole plus conservatrice. On sait bien ce que cette exploration de la langue a pu signifier pour cet auteur qui en est le créateur. Lorsqu’il en soumet les résultats à un public, comme il l’a fait dans l a cadre de la fameuse Nuit de la poésie de 1970, la réaction du public en est une d’abasourdissement. On le célèbre et on rit en même temps. Mais lui ne perd rien de sa superbe et remporte la palme. Toutefois, au moment de sa mort, il n’a pas connu de réels succès au théâtre. La présentation de La charge de l’orignal épormyable, au Gésu, en 1970, a fait chou blanc, pour cause de défection et du public et des acteurs!

Il faudra attendre Jean -Pierre Ronfard, en 1974, pour en avoir une version enthousiasmante. De même, Bien-être, l’un des objets dramatiques présenté en ces pages, a fait l’objet d’une autre représentation malheureuse en 1947, lorsque la pièce est jouée en privé par Claude Gauvreau lui-même et Muriel Guilbault, muse déclarée et idéal amoureux inatteignable. Il faut à celui-ci être bien convaincu d’être en avance sur son temps pour ainsi persister. Mais cela, apparemment, fait partie de la mystique Gauvreau dont il est le premier persuadé et un avide promoteur.

Cette édition, établie par Thierry Bissonnette, qui nous a livré l’année dernière un tombeau du même auteur, est à saluer. Elle offre un aperçu unique sur un ensemble d’écrits qui méritait cette vue détachée du grand tout que forment les Oeuvres créatrices complètes. Elle nous renseigne sur ce que ce prépare à représenter et à être comme écrivain, le Claude Gauvreau que l’on croyait connaître. De plus, elle ajoute à la vision que l’on pouvait avoir de l’esprit qui devait animer les signataires de Refus global en 1948.

Car ses objets, comme certains autres écrits de Gauvreau, existent comme en sourdine, comme une toile de fond nourrissant les âmes rebelles des années de l’après-guerre. Bref, la portée critique de cet ouvrage est indéniable. Chaque objet dramatique est commenté, remis dans son contexte. On trouve même, en cette édition, un discours du poète alors qu’il était élève de rhétorique au Collège Ste -Marie, prestation offerte dans le cadre du concours intercollégial de 1944. Concours qu’il remporta grâce à cette diatribe enjoignant de faire face au siècle et aux temps nouveaux dans l’intransigeance d’une joie et d’une ardeur sans borne.


Claude Gauvreau (édition établie et présentée par Thierry Bissonnette)

Les Entrailles

Éditions de la Grenouillère, Collection Les classiques du XXIe siècle, 2023

272 pages