
Affaires intérieures est une création qui résulte du travail conjugué de 3 artistes : Sophie Cadieux, Mélanie Demers et Frannie Holder. Au final, c’est une comédienne, une danseuse et une chanteuse qui conjuguent leurs efforts dans cette courte pièce. Voilà une manière assez désinvolte et simpliste de résumer le tout.
On a affaire ici à trois créatrices engagées de manière assez viscérale dans cette épopée, chacune allant vers cette autre qui est leur consœur de création, chacune grandie dans cette complicité et cet échange. On sent bien, comme spectateur, combien l’expérience en a été une de création et d’expérimentation. Le spectacle auquel on assiste, fruit de tout cet engagement, est donc un objet théâtral assez unique, du genre de ceux, ajouterais-je, qu’il est habituel de voir à l’Espace Go, tant cette équipe est à la recherche de tout ce qui peut constituer la fibre théâtrale d’une proposition audacieuse.
Cette audace explique d’ailleurs combien il peut être difficile de vous résumer l’histoire racontée. On a ici choisi d’aller vers des effets de sens plutôt qu’à une trame identifiable. La scène devient ainsi le lieu de cette rencontre. Récitatif, danse et chansons se succèdent dans des élans de dissonance entretenue et voulue. Ce qui est plutôt habile. Aurait-on cherché à faire ensemble cohésif qu’on aurait échoué. Plutôt, donc, aller vers cette espèce de chaos maîtrisé, vers la surcharge, la bigarrure, le biscornu.
La scénographie est donc à l’avenant. D’immenses boules de poils pendent, violacées, depuis le haut et créent un environnement qui évoque une grotte issue d’un univers de science-fiction. Comme si on avait employé des masses pelucheuses pour orner une caverne dans un épisode du Star Trek original, si ce n’est qu’en beaucoup plus léché, un rien hyperréel. Il s’en dégage des relents de fioritures esthétiques et de références lointaines, le cumul présentant des relents de grotesque.

Pantin épileptique
L’entrée en matière, passé ce contact avec la scénographie, est spectaculaire. Mélanie Demers se livre à une danse désarticulée, s’offrant en pantin épileptique. C’est une constante dans la pièce que ces mouvements saccadés et on sent que l’artiste a su mettre sa touche dans la gestuelle scénique des autres personnages. Cela m’a valu, quant à moi, une sorte de malaise éprouvé jusque dans ma chair. Mais le malaise est d’ordre métaphysique autant que sensoriel. À force de ne pas trop savoir ce que peuvent faire là ces protagonistes, on ressent une certaine nausée existentielle, renforcé par les attitudes des comédiennes et les saynètes qui s’enchaînent.
Ce monde devant nous est post-apocalyptique, témoigne d’une angoisse existentielle devant les affres qu’on a pu faire subir à nos environnements. Avenir et présent sont à hurler. Les chansons de Frannie Holder nous le disent bien. Sa voix très singulière, en des pièces a cappella, se module en une diction précise, en des modulations contrôlées. Elle chante sans filet car tout repose sur le tranchant de sa voix seule. Elle aussi accompagne ses poussées vocales en y allant de gestes hachés, affutés. Il faut savoir que cette chanteuse, membre des groupes de musique Random Recipe et Dear Criminals a déjà travaillé avec Mélanie Demers. Mais son expérience de la scène théâtrale, a été, jusqu’à présent, limitée. Cela lui permet d’étendre ses possibilités. La chanson Si jamais, offerte dans cette pièce, est tirée de son album The Goddam Milky Way, datant de 2021. Le reste semble inédit.
Sophie Cadieux assure la part plus communément théâtrale de l’ensemble, grâce à des textes sentis, déroutants, fondés sur les petits et grands traumas ordinaires, les souvenirs un peu ravageurs et ravagés de l’enfance et d’au-delà. Aucun de ces moments ne nous apparaît trop biographiquement orienté, trop porté sur une intrigue singulière, quelque vécu empirique et événementiel trop défini. Cela ne serait pas souhaitable dans cet écrin si suggestif et allusif que composent ces Affaires intérieures. Ces récitatifs donnent la réplique à la présence corporelle de Mélanie Demers, à ce que nous chante, de sa voix précise et cristalline, Frannie Holder. Cela est de plus campé dans une gestualité suggérée par Mélanie Demers, congruente avec ce qu’on a pu voir dans la part plus chorégraphiée du spectacle.
Bref, il faut aller voir cette pièce. Il faut y aller sachant bien qu’elle déjouera toutes nos attentes. Qu’elle ira outre. Que les comédiennes ont su trouver matière à théâtre là où on ne s’y attendait pas. Et c’est en cela que nous partageons avec elles un moment de rencontre hors de l’ordinaire. Cela s’appelle aussi du théâtre.

Sophie Cadieux, Mélanie Demers, Frannie Holder, Affaires intérieures, Espace Go, jusqu’au 11 février 2024
