
Mireille Gagné a attiré passablement d’attention lors de la parution, en 2020, de son premier roman Le Lièvre d’Amérique. Elle avait déjà à son actif, à ce moment-là, plusieurs recueils de poésie et de nouvelles. Mais ce dernier opus l’a, semble-t-il, révélé à un plus large public. Son second récit, Frappabord, devrait lui valoir autant de réactions positives.
On y retrouve certains thèmes, récurrents déjà ; celui de l’abrutissement dans un labeur sans objet apparent, répétitif et dévalorisant, une sorte de scientisme un rien dément et la confrontation avec une nature dont on cherche ou bien à faire usage, la dénaturant au passage. Mais, surtout, elle trouve le moyen de sans cesse transgresser la ligne, dont elle suggère habilement l’existence aberrante du coup, entre l’humain et l’animal. C’est cette caractéristique qui nous amènerait à avancer, pour décrire ce à quoi elle s’emploie avec d’autres artistes, le qualificatif d’écomorphisme. Car elle n’est pas la seule à œuvrer dans ces eaux et c’est là une tendance en train de tranquillement s’affirmer ; en art visuel, par exemple, mais pas seulement.
On a ici une sorte de construction romanesque en triptyque. Liées les uns aux autres, formant une narration tressée, trois voix se mesurent les unes aux autres. Il y a celle du frappabord même, le seul, assez ironiquement, à parler au « je », le seul ayant droit à ce privilège de presque humanité. Puis il y a Théodore et Thomas. Les deux premiers occupent le même espace-temps et forment un duo presque amoureux, tant l’insecte prédateur est émoustillé à l’idée de s’en prendre à sa proie humaine. Mais Théodore est un être assez éteint, silencieux, abruti par un travail répétitif, d’autant plus hébété qu’il semble enchaîner les doubles quarts. Seul le mobilise et l’anime, si tant que le mot n’est pas trop fort, le soin qu’il sait prendre de son grand-père. Ce dernier a sur lui un ascendant qui surprend quelque peu, de prime abord.
Avec Thomas, on se retrouve en 1942, au moment de la Deuxième Guerre mondiale. Il est un entomologiste réputé, chercheur à l’Université de Montréal. On le prend sur son départ, enrôlé par l’armée américaine pour un travail dont il ignore encore tout. On le suivra jusqu’à la Grosse-Île dont on sait bien qu’elle a été le site de recherches assez secrètes, dans le cadre de cette 2e guerre mondiale, et en d’autres occasions peut-être. À part le fait qu’il est spécialisé dans la recherche sur les frappabords, il y a peu de choses qui semblent le lier aux autres chapitres et c’est sur le chemin de ces accointances que nous poursuivons notre lecture.
Finale glaçante
On comprendra peu à peu comment tout converge, suivant un fil narratif qui nous mène vers des correspondances qui vont croissant. Les pièces s’agenceront bientôt les unes aux autres et on nous laissera sur une finale assez glaçante.
Nous voilà à nouveau, comme cela nous arrive assez souvent, dans le monde littéraire québécois actuel (et pas seulement !), à arpenter les doubles chemins de l’uchronie et de la dystopie, la première nous conduisant à la seconde. En fait, nous sommes, dans le monde partagé par le frappabord en mode attaque et sa proie ahurie, ledit Théodore, dans le cours de l’année 2024, un futur finalement assez proche ; ce qui n’est pas sans générer une certaine angoisse. On se surprend d’ailleurs à craindre les températures caniculaires du printemps et de l’été à venir, annoncées dans ce livre inquiétant et peut-être aussi, se met-on à croire, par la météo plutôt clémente de l’hiver actuel, déjà en voie de s’éclipser.
Évidemment, l’efficacité de cette fiction repose en plus sur un passé qui n’est inventé qu’en partie, car on sait que la Grosse-Île a effectivement été le théâtre de recherches inquiétantes dont on ne connaît pas trop l’exacte teneur. Cette base vérifiable rend l’histoire encore plus insidieuse et, du fait même, plus prenante.
Mireille Gagné, Frappabord, Éditions La Peuplade, 2024, 216 pages.
