Littérature: Cassie Bérard se joue du chat et de la souris

Le troisième roman de Cassie Bérard, La valeur de l’inconnue, décline la démarche singulière de l’autrice vers des modes narratifs à la fois étranges et exultants. Lire Cassie Bérard relève d’un plaisir intellectuel et littéraire immense. La valeur de l’inconnue parle de notre monde binaire, mais infini, porté par des personnages contradictoires, qui souffrent. C’est un roman dense, philosophique. Une narration extrême. Les yeux félins et la plume précise de Cassie Bérard nous guident dans un jeu dont on ne comprend les règles qu’à la fin, encore que… La romancière se joue, dans le fond, et du chat et de la souris. Entretien fascinant sur les paradoxes de l’écriture et de la lecture dans un univers quantique.

Question: Vous écrivez des livres d’une réelle complexité narrative qui nous incitent à renouveler le plaisir en les relisant. Est-ce que vous travaillez dans ce sens-là?

Cassie Bérard: Complètement. J’ai vraiment le goût d’aller à contre-courant. On m’a déjà reproché de compliquer les choses, de ne pas donner toutes les clefs au lecteur, mais tant pis. L’expérience que j’espère offrir est celle de la relecture pour que le lecteur puisse avoir tout entre les mains. Je pense que je donne à peu près tout. Ce n’est que la manière de le donner qui diffère. Dans La valeur de l’inconnue, j’ai travaillé finement dans le but d’offrir des indices et des signes au fur et à mesure. Contrairement aux livres où on tient le lecteur par la main, je réfère aux événements par petites touches. Le lecteur doit accepter qu’il y ait une rétention de l’information, car elle vient plus tard. Quand il va relire, il va découvrir des indices et des interprétations. Il va se dire qu’il avait tout à la portée de la main, mais qu’il ne pouvait pas le comprendre au début. J’ai travaillé ce livre de cette manière-là. »

Q: Est-ce qu’il vous arrive à vous, en écrivant, de vous perdre?

CB: C’est impossible de tout contrôler, mais le roman l’est extrêmement. J’entre dans mon texte avec une stratégie en tête. Elle m’oblige à baliser l’espace, les formes, les voix. Je travaille en système quasiment mathématique pour que ceci plus cela donne ceci. C’est extrêmement intense dans ma tête, mais en cours d’écriture, ça ne va pas toujours vers où je pensais aller. Je ne fais pas de plan. J’ai un système de stratégies et ça m’amène à différents endroits. Entre les fragments que j’écrivais pour le livre, je déviais d’un personnage à l’autre. J’arrivais sur une nouvelle trame, mais je gardais mon objectif de départ. La réécriture hyper contrôlée permet de tout remettre dans l’ordre.

Q: C’est un roman moins long que les deux autres. Les phrases sont plus courtes, les chapitres aussi.

CB: Le premier m’a pris sept ans d’écriture. Il y avait une surcharge d’images. Je m’en suis distancée. Dans le deuxième, les phrases étaient boursouflées et faisaient énormément de détours. Là, le projet est complexe parce que je parle de sciences, ce qui a nécessité beaucoup de recherches. Pour faire sens, je ne pouvais pas utiliser une écriture boursouflée. Je suis partie d’un narrateur vindicatif et hargneux. Il y a quelque chose de plus direct dans l’écriture. Ça m’a permis d’explorer les expériences de la pensée et des concepts en physique.

Q: On ne lit le nom du narrateur que deux fois dans le livre. C’est une petite pierre que vous posez sur le chemin qui semble vous faire plaisir.

CB: J’aime les personnages à moitié personne et à moitié artifice. Je ne m’en cache pas. Je ne fais pas dans le roman réaliste où j’essaie de décrire des personnes réelles. Je voulais accorder une certaine identité au narrateur, Édouard, pour le différencier d’Antoine, Pénélope et de N. qui est la valeur de l’inconnue.

Q: Tous ces personnages existent dans un univers et, peut-être, dans un autre, nous suggèrent la physique quantique et le roman. C’était un sujet parfait pour vous qui affectionnez travailler sur plusieurs plans de réalités à la fois. Vous aimez l’idée de dédoublement?

CB: Dans le deuxième roman, j’essayais de coudre ensemble des éléments qui n’allaient pas ensemble. À la fin, on voit que Jacinthe a une incidence sur la mort des enfants, alors qu’au départ, elle vient pour enquêter sur leur mort. Même si on relit, on va continuer de voir que c’est incohérent. L’idée était de fondre deux univers ensemble. Dans La valeur de l’inconnue, j’en fais le sujet. C’est la quête des personnages. Dans les mondes possibles en littérature, c’est une vision philosophique. Et si on choisissait d’œuvrer dans un autre monde semblable au nôtre, mais où les choses seraient totalement différentes. Ça permet d’anticiper et de vivre la mélancolie.

« En physique quantique, il y a une réelle croyance dans le fait de découvrir qu’il y a des univers qui sont autour de nous, mais qu’on ne peut pas percevoir. Il y aura peut-être des moyens, éventuellement, d’entrer en interaction avec ces univers-là. La théorie de la physique dit qu’on a tort de croire que ce que l’on vit, ce que l’on touche et ce que l’on est, c’est la seule chose qui existe. En observant l’infiniment petit, ils voient que c’est possible. Mon livre est une confrontation entre des gens qui s’amusent à y croire et qui l’appliquent dans leur vie qui devient, ainsi, compliquée. »

Q: C’est presque spirituel, dans le sens de la vie de l’esprit. On en arrive ainsi à dépasser la mort qui devient une notion comme une autre. Enfin, c’est ce que croient certains personnages.

CB: On a besoin de croyances pour fonctionner dans la vie, pas nécessairement religieuses. Il y a beaucoup de moi dans ce livre, parce que ma croyance est dans la littérature. Je me demande toujours ce que la littérature peut faire pour me garder vivante par la création. Dans le roman, N. se demande comment la physique lui permet de rester vivante. Peut-être que mourir c’est une vie qui vient après. Le récit est une histoire de croyance forte et collective. La religion est une croyance collective, la littérature aussi et l’université où je travaille. Ce sont des systèmes qui ne fonctionnent que parce que des gens y croient. Même si, à tout moment, on se demande pourquoi croire. À plusieurs personnes, la croyance devient encore plus ferme parce qu’elle est partagée.

Q: Cela n’empêche pas l’émotion. La force du livre est de nous rappeler ce qu’il y a d’intense dans les relations humaines: passion, désir, jalousie, égoïsme, etc.

CB: On écrit aussi pour essayer d’observer et de comprendre ce qui se passe sur le plan humain dans toutes sortes de dynamiques. Il y a l’esprit, les croyances et le pouvoir de domination par le discours. Le narrateur est extrêmement bavard. Il prend en charge tous les autres personnages en les ramenant toujours vers lui. Dessous, ce que je propose est une réflexion sur nos erreurs, nos illusions et nos mécanismes de défense ou d’autodestruction quand les sentiments nous dépassent. J’aime mes personnages même s’ils paraissent monstrueux parfois. Tout le monde se construit des systèmes de défense pour ne pas souffrir. Les personnages font ce qu’ils peuvent en cherchant des sorties de secours. Ce sont des gens qui, pour s’en sortir, devraient ne plus être ensemble, mais qui ne se quittent jamais.

« C’est la première fois que j’éprouve un tel attachement pour mes personnages. Ce sont des êtres textuels, mais j’ai le sentiment d’avoir développé leurs compétences et leurs failles, leurs désirs et échecs et que ça en fait des êtres paradoxaux, contradictoires. Mais c’est ce qu’on vit. Les situations nous avalent parfois. Moi, quand j’ai obtenu un poste de prof, je ne l’étais pas dans ma tête, mon corps ou mon identité. Ça nous prend des années à comprendre ce que ça signifie être un individu dans un système. De nos jours, on dénonce à tort et à travers, mais l’erreur c’est de donner l’impression que les gens agissent par pure malveillance. Non, il y a tout un amalgame d’émotions, de pulsions, de difficultés psychologiques. Quand on s’adapte à une situation, c’est un peu malgré nous à certains moments. »

Cassie Bérard, La valeur de l’inconnue, La Mèche, 264 pages

Extrait

« Le réel est plus vaste que notre perception, tu vois. C’est pourquoi, pour la plupart des gens,concevoir les mondes multiples tient du surnaturel, quand, en fait, rien n’est plus naturel que le multiple. Déjà, biologiquement, nous sommes composés de ce qui se multiplie sans cesse. Tu crois que nous sommes des systèmes isolés? Nous sommes isolés parmi des masses de systèmes isolés qui interagissent sans le savoir. Une mise en abyme, si tu préfères. »