
Le premier roman de Karine Rosso construit un fort beau dialogue littéraire avec Nelly Arcan. À mille lieues de perceptions masculinistes aberrantes ou des préjugés populaires, l’autrice entremêle sa propre histoire à celle de la grande écrivaine disparue il y a 10 ans. Malgré quelques bémols, l’audace et l’originalité de cette démarche sont admirables.
Karine Rosso sait mettre en pratique ce qu’elle a étudié et/ou enseigné: Nelly Arcan, l’écriture au « tu », l’autofiction, la représentation des femmes en littérature, ainsi que ses propres influences culturelles latino-américaines.
La détentrice d’un doctorat en Études françaises avait déjà commencé à créer avec ce corpus en tête [voir bibliographie plus bas] et dans son roman Mon ennemie Nelly, elle trouve une excellente façon d’y arrimer sa propre « trajectoire fulgurante ». En plus d’être chargée de cours et écrivaine, ayant participé à plusieurs collectifs entre autres, Karine Rosso est membre fondatrice de la librairie l’Euguélionne.
On retrouve un peu de tout ça dans cette autofiction courte, mais dense. La narratrice s’adresse dès le départ à Nelly Arcan. Même si le « je » est utilisé à certains moments pour des raisons narratives, il reste subordonné à l’emploi du « tu ». Toi, Nelly, qui hante mes nuits et mes jours, ma sœur, mon guide, pourrait-on dire à la lecture du livre.
Crescendo
Le plus beau à ce sujet c’est que le fantôme de la romancière disparue s’immisce en crescendo dans le récit. La « possession » que vit la narratrice se bâtit savamment, peu à peu, quitte à devenir une obsession qui vire au cauchemar.
La narratrice est de retour au Québec pour entreprendre des études au doctorat, après un séjour de trois ans en Amérique latine. Léo, son mari, et elle vendent des bijoux artisanaux pour subvenir à leurs besoins.
La narratrice fait très vite la « rencontre », du moins par ses écrits littéraires ou médiatiques (l’hebdomadaire Ici), de Nelly Arcan. Et malgré le fait qu’elle ne l’avait jamais lue auparavant, il s’agit de la reconnaissance immédiate d’une alter ego qui sera déterminante dans sa vie.
« Pour te lire, je devais passer par les étapes franchies par des millions de femmes avant moi: laisser un corps étranger, le fruit du hasard et de l’amour, se nourrir de chaque cellule qui se divisait et se reproduisait dans ma chair. J’avais peur de mettre un enfant au monde alors que je me sentais à peine majeure, peur qu’il se sente comme moi, sans avenir, et que lassé de lui-même, il finisse par te chercher. »
Les écrits de Nelly Arcan apparaîtront maintes fois dans le texte pour souligner la fragilité de la narratrice, ses nombreux doutes et maigres espoirs. C’est une rencontre intime très crédible, un dialogue puissant qui nous emporte vers une fin qui ne saurait se dérouler sans quelques drames et rêveries délétères.
La narratrice de Mon ennemi Nelly se fond peu à peu dans la vie et la pensée de Nelly Arcan, à moins que ce ne soit l’inverse. Comme dans la pièce La fureur de ce que je pense de Marie Brassard, ce sont les réflexions et la langue de l’autrice disparue qui émergent. Rigoureuses, poétiques, percutantes, intemporelles.
Et comme la narratrice le suggère en filigrane, Nelly Arcan a été assassinée, à la télévision, notamment, et plus d’une fois, avant de mettre fin à ses jours. À ce sujet, voir l’essai Le cimetière des filles assassinées. Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann, Sarah Kane, Nelly Arcan de Jacques Beaudry (Nota Bene).
Quant à la narratrice, son identification à la romancière immolée sur l’autel des préjugés la place elle-même en danger. Québécoise jusqu’au bout des ongles, mais également tributaire d’une culture latino-américaine nourrie par diverses superstitions, elle se montre incertaine devant l’avenir, hésitante à cause des attentes de son entourage, amies et famille. La littérature est omniprésente et bienfaisante, mais la pousse, par contre, au bord d’un gouffre existentiel.
« La folie, avait-tu écrit avant de mourir, émergeait du chaos d’un monde sans définition. La folie provenait de la grimace des choses connues qui s’échappent du destin, du mensonge du monde sur l’indestructibilité de ses fondements. L’indestructibilité des fondements appartenait à Dieu, qui échouait à les garantir et qui en devenait indigne. Las folie était un monde dont le créateur se montrait indigne. »
Lorsque la narratrice décrit plus longuement sa vie quotidienne, l’élan narratif entretenu par sa relation fusionnelle avec Nelly Arcan souffre quelque peu. Et les réflexions de Borges, Woolfe, Lowry (aussi en italiques dans le roman) ne semblent pas toujours en lien avec l’essentiel, c’est-à-dire un dialogue original, écrit dans une langue sans détour, entre deux femmes marchant ensemble sur la voie de la liberté.
Karine Rosso nous propose une lecture minutieuse de Nelly Arcan. Il s’agit d’un hommage exemplaire à une très grande autrice qui, outre-tombe, nous (re)place devant l’époque nombriliste, égoïste et indifférente qui est toujours la nôtre. Un monde sans empathie qui rend les gens malades. C’est de cela et plus encore dont nous parle ce duo magnifique.
« Je lui parlai pour la première fois de toutes les fois – synchronisées comme une histoire tracée d’avance, gouvernée par une force supérieure à la mienne – où tu étais revenue dans ma vie. De toutes les fois où j’ai voulu m’éloigner de toi et où tu me ramenais dans l’Église sans Dieu qui creusait des tunnels dans les entrailles de la ville. De toutes ces coïncidences qui formaient une spirale, faite de noeuds de pendu qui se bouclaient en cercles. J’avais tout fait pour fuir ma vanité et le Mal qui m’assaillait (ce désir de plaire comme un désir de mort, ce besoin originel de reconnaissance) même avant de te connaître. »
Karine Rosso
Mon ennemie Nelly
Hamac
177 pages
Bibliographie
Interpellation(s). Enjeux de l’écriture au « tu », en collaboration avec Isabelle Boisclair (dir.), essai, Nota Bene, 2018
Nelly Arcan. Trajectoires fulgurantes, en collaboration avec Isabelle Boisclair, Christina Chung et Joëlle Papillon (dir.), essai, Éditions du remue-ménage, 2017
Histoires mutines, en collaboration avec Marie-Ève Blais, Éditions du remue-ménage, 2016.
Histoires sans Dieu, nouvelles, Éditions de La Grenouillère, 2011.