
C’est une sorte de roman d’horreur que livre Cécile Wajsbrot avec Destruction. Pas dans le sens gore du terme, mais en ce qu’il décrit le monde sans pitié que devient le nôtre. Notre présent est le passé de ce récit où l’on ne ne jure que par le futur. Pour être heureux, la mémoire et les souvenirs doivent être effacés!
Dans l’incertitude du temps présent, le Festival international de littérature a eu la bonne idée, en collaboration avec l’Institut Goethe, de faire venir à Montréal Cécile Wajsbrot pour parler de son excellent et terrifiant roman dystopique, Destruction.
En France, dans un avenir qui pourrait être demain, les dirigeants ont décidé de détruire les livres, d’effacer toute trace du passé et de raser les vieux édifices. Quelqu’un prend contact avec la narratrice, une écrivaine, et lui demande de faire un blog sonore documentaire toutes les semaines. Parler devant une machine sans savoir pour qui et pourquoi crée un climat anxiogène.
« J’espère que cette dystopie ne se produira pas, explique la romancière en entrevue. On est encore avant la situation décrite dans le livre. Le présent du livre est devant nous, éventuellement. Je voulais lancer un appel à la vigilance ».
Le titre aurait pu s’écrire avec un »s » à la fin puisqu’il parle de plusieurs destructions: la mémoire, la communauté, le langage, l’environnement, la paix, la pensée. Roman dystopique, oui et non, et c’est bien là que réside la terreur du propos.
« L’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce roman, c’est la simplification, dans le langage notamment, la violence aussi. C’est un peu la même chose. Une pensée complexe ne peut pas être violente quand on peut voir les tenants et les aboutissants. En France, on a vu la naissance d’une langue de plus en plus simplifiée même dans les livres. »

La langue, elle connaît. Cécile Wajsbrot a écrit 16 romans, un recueil de nouvelles, sept essais et encore davantage de traductions. Elle dit avoir été frappée par la montée d’une violence dérangeante dans les mots et les discours de la dernière campagne présidentielle française.
Quand on y ajoute l’accélération de la vie, au temps qui semble toujours manquer, à l’impatience ambiante et à l’efficience comme leitmotiv, rien d’étonnant à ce que le futur devienne allergique au passé. À quoi bon se rappeler de quoi que ce soit si on ne concentre pas chaque seconde de notre temps à ce qui vient. Le bonheur serait toujours écrit au futur.
« Si on considère les choses dans le présent, elles sont là, elles ont une évidence, mais elles sont en deux dimensions. Ce qui leur donne une profondeur ou un relief c’est cet enracinement dans le passé. Tout ce qui se passe a forcément des causes et elles sont antérieures à l’événement. Il y a tendance dans tous les régimes totalitaires à faire table rase. C’est poussé à l’absurde dans le livre: les gens n’ont plus droit aux photos de famille, ni à visiter les cimetière. »
Le lecteur accompagne la narratrice dans sa solitude, ses peurs et ses maigres espoirs. Sournoisement, le mal arrive par détails, par nuances, avant qu’elle ne puisse s’apercevoir de son étendue. Elle survit dans une capsule hors du monde, perdue dans cet espace qu’elle ne contrôle plus.
« Je voulais essayer de traduire cette impression d’être chez-soi, au même endroit, mais il y a quelque chose qui a changé, qui n’est plus pareil. Un moment de bascule. On est chez-soi, mais on reconnaît plus rien. »
Entre Paris et Berlin
Cécile Wajsbrot passe sa vie entre Paris et Berlin. Elle connaît le sentiment d’étrangeté de se sentir à la maison, mais pas tout à fait. La romancière se rappelle d’une femme qui habitait à Berlin-Est avant la chute du mur.
« Après la réunification, elle m’a raconté qu’un jour tous les magasins de Berlin-Est avaient fermé pour retirer toutes les denrées. Vingt-quatre plus tard, elles été remplacées par des denrées de l’Ouest. La dame n’osait plus aller faire ses courses. Tout ce qu’elle connaissait avait disparu. Il y en a eu beaucoup, en Europe, des villes coupées en deux. »
Extrait du roman: Le poète Henri Heine disait: « là où on brûle des livres, on finit pas brûler des hommes. »
Cécile Wajsbrot s’inquiète également de la durée de vie très courte des livres et du peu de stocks que gardent les librairies en raison d’un manque d’espace. Elle ajoute que les replis identitaires partout sur la planète sont un autre souci majeur de notre époque.
« Il y a tellement, en ce moment, une peur de l’autre. C’est paradoxal, mais elle induit une peur de l’avenir. On se crispe sur des images ou une perceptions d’un pays qu’on voudrait conserver. C’est contraire au mouvement de la vie. Tout évolue et ce n’est pas nécessairement mal. À force d’avoir peur, on court au-devant de choses terribles qui peuvent se produire en raison de cette crispation qu’on peut appeler identitaire. »
Extrait du roman: Trop d’étrangers. On n’est plus chez nous. Cette phrase revenait souvent, devenait une sorte de refrain ponctuant les prises de parole, était reprise dans leurs discours, et peu à peu dans les journaux – dont le nombre augmentaient progressivement – leurs interviews, les livres qu’ils écrivaient. Ils décrivaient un mode de vie disparu depuis longtemps auquel ils préconisaient de revenir à tout prix sous peine de se perdre. Puis ils disaient que les frontières devaient être mieux surveillées. Et puis gardées. Et puis fermées..
Et la peur, dit-elle, conduit à une plus grande solitude, à la mise à mort des solidarités, de l’esprit communautaire, voire de l’amitié. L’écrivaine se nourrit de paradoxes et sa narratrice en vit plusieurs.
« Sa vie est faite de solitude et de vie de groupe. Au fond, c’est la même chose. Se voir à plusieurs dans des lieux bruyants est une fuite face à une communication plus profonde. Je ne dis pas que l’amitié disparaît, mais entre les gens qui se réunissent en groupe comme ça, on se demande s’il peut se créer des relations durables et profondes. D’autant plus avec les réseaux sociaux. «
L’art, les arts peuvent être l’une des solutions au mieux-être collectif, croit-elle. Enfin, les œuvres qui resteront. « Ce qu’écrivait Kafka était désespérant, mais le lire faisait du bien. Les vraies œuvres ne nous veulent pas de mal. On est heureux de lire quelque chose de triste, si c’est beau. »
Et malgré tout, elle ne désespère pas de l’avenir.
« Il y a beaucoup de choses inquiétantes entre ces replis identitaires et cette prise de conscience récente et insuffisante sur les changements climatiques. Si on tente de rester optimiste, par rapport aux insouciantes années 1990 et 2000, le présent est meilleur. Avant, on ne savait pas où on allait, là, on voit très bien où ça peut aller. On sait contre quoi il faut se battre. Ça peut susciter une réaction plus nette et rapide. »
Cécile Wajsbrot
Destruction
Le Bruit du temps
156 pages