
Avec Le ravissement, Étienne Lepage et Claude Poissant ont créé un spectacle sans compromis et rare. Cette pièce mystérieuse, exigeante, ravit et cogne, déséquilibre et fait rire. Du théâtre de création comme il s’en fait peu ou plus du tout, a-t-on parfois l’impression. Un spectacle qui ne fait pas de cadeau, mais qu’on est d’autant plus satisfait de recevoir.
Arielle fête ses 18 ans. En devenant adulte, elle peut parler, s’émerveiller, s’exprimer, s’exposer et s’opposer. Elle est insaisissable parce qu’elle se fait là, devant nous, à la naissance du langage, du sien propre.
Sa mère normale prépare son anniversaire normal en attendant sa famille normale. Mais Arielle vient de naître et ne peut donc pas savoir ce qui est normal ou pas. Elle veut sortir. N’est-ce pas sortir que de naître?
Et elle sort malgré les hauts cris de sa mère qui s’agrippera à elle, comme une chose s’attache à quelqu’un où quelqu’un à sa chose, écrit Étienne Lepage.
Arielle ne sait pas. Elle le dit souvent. Sans fausse naïveté. Elle explore, elle essaie. Avec son « amoureux », son patron. Ni la douceur ni la violence n’affectent toutefois celle qui s’extasie devant un ciel étoilé. Ce n’est pas qu’Arielle cherche le plaisir, elle veut seulement « être ». C’est beaucoup pour une femme comme le démontre encore aujourd’hui l’omniprésence et la puissance des boy’s club.
Cette simplicité, cette sagesse qui s’ignore, dévoilent ainsi les travers d’une mère d’un autre temps, d’un amoureux dominant et d’un patron manipulateur. Dans le seul fait d’être là, Arielle expose le langage odieux, l’idée insidieuse, les gestes délétères auxquels elle fait face. C’est l’ange de l’expiation.
Maestro Poissant
En véritable maestro, Claude Poissant sculpte la langue d’Étienne Lepage en y mettant les nécessaires silences, les regards d’Arielle vers la salle pour nous prendre à témoin, les gestes dépouillés et millimétrés de toutes et tous sur scène afin de supporter ce texte unique. Un admirable travail d’orfèvre.
Les interprètes se plient merveilleusement à ce récit difficile sous la gouverne experte du metteur en scène. Nathalie Mallette (la mère) et Étienne Pilon (le patron) jouent des partitions plus spectaculaires avec l’éclat qu’on leur connaît, tandis que la jeune comédienne Laetitia Isambert projette la résilience/évanescence de son Arielle avec aplomb.
Hors du réalisme, devant un décor en deux tons, froides rayures noires et bois clair plus chaud, l’univers de d’Étienne Lepage décolle en évocations multiples, voire en invocations intenses. La langue est tantôt nette et précise, à d’autres moments, poétique ou plus floue. Les pensées ont libre cours dans un tel contexte.
Dans cet univers de pure théâtralité, on pense au Manifeste de la jeune fille d’Olivier Choinière, mais aussi au film Romance de Catherine Breillat. Arielle allie passivité et résistance. Personne ne peut posséder Arielle. Elle voit, elle va. Elle est un acte de résistance et elle assume son statut de liberté.
Tous les sens du mot ravissement sont fouillés, entre l’appel divin et la séquestration pure et simple. Mais Arielle n’a pas mal, fera-t-elle. Elle s’élève au-dessus des tentatives d’abus physique, sexuel, psychologique. Elle s’envolera bientôt, seule, laissant derrière ces bien petits êtres (in)humains et leur blême horizontalité.

Le ravissement est présenté au Quat’sous jusqu’au 16 novembre.