Lignes de fuite a été présentée au Théâtre d’aujourd’hui au printemps dernier

La troisième pièce de Catherine Chabot, Lignes de fuite, s’avère une suite logique aux deux premières. Il s’agit du portrait percutant d’une génération centrée sur elle-même, en déficit d’espoir et qui ose se moquer de tout élan de compassion ou des éléments les plus nobles du groupe. Effrayant.
Catherine Chabot a raison. Lignes de fuite est sa pièce la plus sombre, la plus noire.
Trois couples partagent une soirée dans le condo luxueux de Zora, qui travaille en finance, et de sa compagne Olivia, un artiste au cœur tendre. Gabrielle et Louis sont des « temps partiels » de la radio et de l’université dont le cynisme occulte mal une tornade de frustrations. Raphaëlle, l’avocate omni-malheureuse, et Louis, terre-à-terre représentant pour une compagnie de béton, complètent ce sextuor décapant.
La dramaturge et actrice nous a habitués à des dialogues crus ne connaissant aucune pudeur. C’est le cas ici aussi. Tous les sujets sont abordés par ces trentenaires qui crachent sur tout ce et ceux qui font l’actualité; les thèmes et les figures emblématiques de la maternité, l’environnement, le pouvoir, l’argent. Leur dédain, voire leur mépris se teinte d’un humour acide qui cache un égocentrisme à tout cran, des ambitions frustrées, des relations délétères et une grande solitude.
Ce sont des plaques tectoniques qui s’entrechoquent. La gauche moraliste en prend pour son rhume. Une gauche qui va trop loin, déconnectée. Une gauche qui rejoint, dans le grand cercle sociopolitique, la posture d’une droite victimaire, engoncée dans une certaine forme de suprématie morale et de rejet violent de tout ce qui n’est pas elle, finalement. Le personnage de Gabrielle (terrifiante Léane Labrèche-Dor) en est le parfait exemple.
GABRIELLE : J’haïs les acteurs. J’en croise souvent pis c’est vraiment touttes des paons en rut sur l’ecstasy. (…) Faut pas trop leur donner d’attention c’est pas leur rendre service, plus on les regarde, plus leur vide intérieur les avale. (…) Tsé, arrêtons de représenter la mort comme un squelette avec une cape, la mort c’est une madame avec un casque de bain Mountain Coop pis un bon sac à dos avec des bonnes courroies pour monter une montagne. (…) Ben oui, les riches vont pouvoir s’acheter des purificateurs d’air aussi pour filtrer la marde qu’ils crissent dans l’univers.
Le texte n’est pas exempt d’humour, qui passe du vulgaire au jaune et au noir, mais il y a plus cette fois chez Catherine Chabot. Sa vision embrasse un spectre plus grand d’archétypes contemporains, ce qui lui permet d’explorer davantage les relations entre les uns et les autres. Cette complexité dramatique s’ajoute à un arsenal sociologique, déjà riche, poussé encore plus loin.
La mise en scène attentive de Sylvain Bélanger fait exploser le huis clos habituel chez Chabot pour laisser planer des « absences » – les personnages vont et viennent allègrement – et du hors-scène bénéfique – en arrière-plan ou par des voix qui viennent de la cuisine ou de la salle de bain. La scénographie (Zébulon) accentue ces effets en plaçant quelques miroirs qui « dédoublent » les personnages et « fondent » les spectateurs dans le décor.
Les acteurs sont dirigés avec un grand savoir-faire. À l’avant-plan, les personnages féminins de Catherine Chabot, celle-ci y excelle tout comme ses collègues Léane Labrèche-Dor, Lamia Benhacine et Victoria Diamond, vampirisent presque toutes les scènes. Plus effacés, Benoît Drouin-Germain est juste et Maxime Mailloux, en homme simple et attachant, représente ce qui peut subsister d’humanité dans ce groupe qui éclate sous nos yeux.
Une véritable tragédie se déroule ici. Aussi, certaines blagues faciles, précisément celles traitant de personnages de la vie réelle, nous apparaissent futiles, banalisant quelque peu le propos d’ensemble. Cet humour agit comme soupape, bien sûr, mais nous écarte du message.
Tout est là pourtant. Ce qui nous entoure, nous pénètre et nous obsède dans la vie de tous les jours – les réseaux sociaux, l’opinion à tort et à travers, la solitude, la colère, le narcissisme, la violence même dans les relations humaines – ne sauraient représenter des promesses pour le futur, pas plus que pour le présent d’ailleurs, nous dit l’autrice.
Ceux dont on se moque le plus en scène, les être naïfs, mais nobles joués par Victoria Diamond et Maxime Mailloux, nous rappellent que la dramaturge a déjà traité du droit à une mort digne ou à la réconciliation du couple. Elle nous dit maintenant, pour la paraphraser: « heille gang! De quessé vous faites, de quessé vous dites? Un chien mort dans son pipi et un gros qui aime les enfants, c’est vraiment pas drôle!”
Le pire, sans doute, est que ces jeunes cyniques préfèrent la fuite comme ligne de vie plutôt que de plonger dans l’obscurité, s’en saisir, la ressentir au plus profond de soi et chercher, éventuellement, une éclaircie.