
René Richard Cyr a réussi son premier Tchekhov. S’attaquer à la pièce la plus jouée du dramaturge russe représentait un risque, mais le rusé metteur en scène a misé sur l’humanité du texte, des personnages et, surtout, la force des femmes. Il nous offre Les trois sœurs dont a besoin aujourd’hui.
René Richard Cyr excelle en direction d’interprètes et, particulièrement, au sein de grands groupes. On pense à Belles-Sœurs évidemment, mais on pourra ajouter à ses faits d’armes maintenant Les trois sœurs. Chacun des 11 personnages est bien découpé et encadré par le meneur de jeu qui peut ainsi s’assurer d’un interprétation optimale.
Les cinq comédiennes Evelyne Brochu, Émilie Bibeau, Rebecca Vachon, Noémie Godin-Vigneau, Michelle Labonté – et les six comédiens – Éric Bruneau, Guillaume Cyr, Benoît McGinnis, Vincent Côté, Robert Laslonde et Frédèric Paquet – peuvent ainsi se donner à plein dans des échanges colorés et dynamiques.
Et si le comique de certaines situations ou répliques est poussé très loin parfois, le fin finaud metteur en scène sait ne pas franchir la ligne qui ferait tomber le tout dans le cabotinage ou la farce. Le choix d’une scénographie (François Vincent) fermée – sans portes ni coulisses – maintient, également, un certain climat d’étouffement au diapason de celui de ces provinciaux malheureux prisonniers de leur campagne éloignée de la grande ville.
Tchekhov peut être joué de plusieurs façons. La qualité de son écriture repose sur un tissu de réflexions philosophiques, de détails du quotidien, d’échanges émotifs et de beaucoup de non-dits. C’est une matière extrêmement riche et, contrairement à ce qu’on laisse souvent entendre, qui ne relève pas que de la mélancolie ou de l’ennui.
Bien sûr, il y a un profond existentialisme, avant la lettre chez Tchekhov, mais comme le disait Sartre lui-même, cette philosophie a toujours été un humanisme.
La mise en scène peut donc prendre les couleurs qu’elle désire : nuances, demi-teintes, aplats ou saturation. René Richard Cyr joue un peu sur tous les tableaux, tout dépendant de la séquence, et le portrait d’ensemble en est un où les hommes n’ont pas le beau rôle. Comme il se doit, ajouterons-nous.

À ce moment-ci de l’histoire et la révolution féministe, il est juste et bon de voir le sombre ami Soliony, le transparent professeur Koulyguine, le cynique médecin alcoolo Tchéboutykine, l’incapable Baron Tousenbach, le déchiré frère de la famille Andreï et le militaire philosophe Verchinine mal se dépêtrer avec la fin d’un (de leur?) monde, celui des riches, des puissants qui perdent leur dignité et ne font plus que semblant.
La pathétique, mais profondément malheureuse Natacha – superbe Émilie Bibeau – se situe un peu à l’écart, entre les hommes et les trois soeurs, Macha, Olga et Irina, ces magnifiques battantes qui triompheront de mauvais mariages, d’une passion dévastatrice, mais passagère, d’un dur célibat dédié aux enfants des autres, de rêves écrasés ou oubliés.
Elles seules savent et le peuvent le dire: il faut vivre! Leur rapprochement final est touchant et primordial. Elles nous confient, sans besoin de le proclamer haut et fort, que leurs combats ne sont pas finis. Elles ont pleuré et ont séché leurs larmes; elles sont tombées et se sont relevées. Elles ne renonceront jamais.
Elles ont déjà gagné, en fait, sur la bêtise, la peur et la lâcheté. Solidaires, elles s’élèvent parmi les meilleurs modèles de persévérance qu’on peut servir, de nos jours, à une humanité en perte d’espérance.
