LITTÉRATURE: Le roi se meurt

Montréal, le théâtre et le vieil âge sont parmi les personnages principaux de ce roman de la Montréalaise Claire Holden Rothman. À l’inverse du Lear de Shakespeare, toutefois, c’est surtout le sort de la « fille du roi » d’un père vacillant qui intéresse principalement la romancière. Il en résulte un livre vivifiant et touchant.

Avant que la saison de théâtre ne reprenne la semaine prochaine, les amateurs seront ravis par le troisième roman de Claire Holden Rothman. L’ombre de Lear, traduit par Eva Lavergne et publié chez XYZ. Un vrai délice.

Désemparée, Béa Rose vient de perdre son emploi et son copain. Professeure de yoga, elle se retrouve au début de l’été des carrés rouges, sans le sou et avec un père, Sol, de plus en plus malade. Aigri, violent même, Sol souffre d’un début de démence. Béa doit s’en occuper tout en travaillant comme assistante dans une troupe de théâtre ambulante qui présente dans les parcs de Montréal la pièce de Shakespeare… Le roi Lear!

Il y a plus de Lear dans cette histoire qu’il n’y paraît d’ailleurs. Personnage bien en vue de la communauté juive, Sol Rose est ce roi en décrépitude. Évidemment, Béa sa fille, incarne non pas la préférée, Cordelia dans la pièce, mais plutôt Régane, sans qu’elle ne partage pour autant sa perfidie. L’été est orageux, bruyant, comme chez Shakespeare. Mais la danse des casseroles n’empêchera pas Béa d’émerger de son marasme.

Acteur et Don Juan sur le retour, Phil interprète Lear. Cette autre figure machiste n’a pas progressé ou, pire, ne veut pas comprendre, que les temps ont changé et qu’il agit souvent en dinosaure pitoyable. Manquant totalement de confiance en soi, Béa subira les assauts de l’acteur et connaîtra ainsi un été de révélations. Elle prendra notamment goût au théâtre dans un microcosme familial débordant de créativité, de sentiments exacerbés, mais aussi de réelle camaraderie.

Style classique

Le style est classique et l’intrigue bien menée. L’histoire de Béa échappe au mélodrame grâce à l’intelligence de la romancière qui sait ancrer les diverses situations dans une vraisemblance de tous les instants. Claire Holden Rothman connaît clairement les bassesses et les grandeurs dont l’humain est capable.

Béa n’est pas cet être unidimensionnel qu’on pourrait croire. Plutôt brouillonne, naïve et inconstante. Humaine quoi! Et d’autant plus sympathique. Il en va de même pour tous les personnages en demi-teintes: l’ami d’adolescence et autre barde shakespearien, Artie, qui navigue entre élans paternalistes, jalousie et tendre amitié, même Phil ne manque pas de dignité et le vieux Sol, dans ses moments de lucidité, démontre un esprit brillant.

L’ombre de Lear c’est aussi Montréal l’été avec, en toile de fond, les carrés rouges. Le récit démontre que ce vent du changement, s’il n’aura pas réussi à chambouler la société collectivement, aura tout de même permis aux acteurs de ce drame, durant la tempête, d’être profondément touchés et transformés individuellement.

L’autrice possède le don de débusquer le meilleur et le pire d’humains se débattant entre amour et haine, pouvoir et faiblesse, inertie et renouveau. Tous les rois se meurent, pas plus ni moins que le reste d’entre nous. Shakespeare n’aura jamais été aussi montréalais que dans L’ombre de Lear.

« Son père avait raison. L’été tout entier avait été une erreur. Elle était bien moins qu’une mère pour ses acteurs. tout au plus une domestique, la souillon qui ramassait après eux les accessoires égarés, les costumes sales après la représentation, qu’elle lavait puis suspendait avec soin pour qu’ils les resalissent. Et à présent, elle devait en plus faire la nounou – ou l’équivalent, quand il s’agissait d’hommes âgés; passer ses soirées à assister un imprévisible acteur sur le déclin, et ses journées à endurer les critiques d’un père fragile et grincheux. »

Claire Holden Rothman

L’ombre de Lear

(traduction par Eva Lavergne)

XYZ

383 pages.