LITTÉRATURE: Sublime amour

Figure majeure de notre littérature, Hélène Dorion pourrait se reposer sur ses lauriers. En 37 ans de publication, elle a beaucoup écrit et reçu des honneurs mérités. Mais ce serait mal la connaître. L’autrice aime le danger, le risque. Avec son roman Pas même le bruit d’un fleuve, elle continue ses recherches, mais elle va, surtout, ailleurs. Elle y a trouvé un sentier ouvert aux quatre vents et aux mystères de l’amour.

Dans sa carrière, Hélène Dorion s’est moins adonnée au récit et au roman qu’à la poésie. À bien des égards, toutefois, son roman Pas même le bruit d’un fleuve est un merveilleux hommage à la poésie. « Les poèmes peuvent-ils nous sauver du naufrage? », se demande la narratrice Hanna tout au long de ce fleuve intranquille qu’elle descend pour retisser ensemble les fils épars de la vie de sa mère, décédée. Et c’est la poésie qui unira les deux femmes.

La poésie qui déchire le banc de brouillard intérieur; les poèmes qui apaisent; le poème qui chasse de l’enfance tout en perçant une brèche dans l’obscurité; la poésie qui serait le contraire de l’absence; les poèmes qui sont, qui sait, l’amour même.

Hanna réfléchit à tout cela. Poète, elle découvre que sa mère écrivait de la poésie en secret. Simone, sa mère froide, mal-aimante, cachant un océan tourmenté en elle.

Appuyée par son amie Juliette, Hanna glisse le long du fleuve tant aimé/détesté de la femme qui l’a mise au monde pour la retrouver, en quelque sorte, constatant que leur destin commun est lié à la tragédie du naufrage de l’Empress of Ireland en 1914 au large de Sainte-Luce-sur-mer.

Au fond du fleuve repose le premier amour de sa mère, Antoine, qui n’est cependant pas le père d’Hanna. Comme la mère, la fille s’est raccrochée toute sa vie à l’écriture. Elle retrouve dans les mots inédits de Simone une douleur qu’elle connaît bien, celle de l’amour perdu.

Le roman est une histoire de filiation, d’amitié et d’amour autant que de perte, de douleur et de tragédie. La narratrice cherche à comprendre et entrevoit que les vies imparfaites, la sienne comme celle de sa mère avant elle, procèdent d’un même fleuve.

Le roman est au « je », mais assume parfois la distance qu’offre la narration omnisciente pour décrire les allées et venues de Simone, le destin d’Antoine ou l’indéfectible attachement entre Hanna et Juliette. Il s’agit bien souvent de moments plus intenses où les situations gonflent les voiles de l’émotion.

« Je voulais découvrir l’origine de l’ombre dans la jeune femme que j ‘étais, rongée par une tristesse venue de nulle part, qui voilait l’horizon. Je regardais les gens vivre joyeusement et aimer, mais j’étais incapable de l’une comme de l’autre. Dans la pièce voisine. Simone remplissait un cahier jaune.

Les mots, je le pressentais, allaient m’inventer d’autres chemins que celui qui apparaissait chaque matin alors que j’assistais, impuissante, à une cassure que je ne pouvais réparer. En les pétrissant comme de l’argile, je recréais le sens des choses. Chaque poème que j’écrivais perçait déjà une brèche dans l’obscurité, soufflait sur le brouillard qui pesait dans la maison. »

Au centre de cette histoire de remous et de tumultes, Hélène Dorion invoque plusieurs poètes et écrivain.e.s, dont Yves Bonnefoy, Anne Dufourmantelle, Saint-Denys Garneau, Dante, Pascal Quignard, Anne Hébert, Gabrielle Wittkop, Kathleen Raine, pour n’en nommer que quelques-un.e.s. Ces artistes lui ont soufflé à l’oreille des titres de chapitres et des extraits de poésie.

La langue belle, juste et précise d’Hélène Dorion décrit autant qu’elle évoque. Les vies de la narratrice et de sa mère s’entremêlent aux courants marins avant de sombrer dans le fleuve comme les naufragés de l’Empress of Ireland. La mer donne et reprend. Le bleu peut être cruel, mais tout aussi apaisant.

Dans ce récit habile, les drames s’emboîtent les uns aux autres pour ne former qu’un. L’écriture en spirale de la romancière permet ainsi de tout englober comme si le fleuve était cet élément liant, intemporel, qui peut tout expliquer. On le voit clairement dans les descriptions du sort d’Antoine, qui passent du « il » au « je », de plan éloigné à rapproché, dans une perspective à 360 degrés de ce qu’il a vécu.

« Pas même le bruit d’un fleuve », pourrions-nous dire, n’enterre pas ce que l’amour peut causer en nous. De joie et de douleur, de réconfort et de peine, de sentiment de grandeur comme de petites misères. Hélène Dorion conjugue amour et toujours sans jamais placer les deux mots dans la même phrase, mais il y a quelque chose de définitif dans sa démarche, de plus beau et important que les malheurs des personnages.

Comme l’amitié qui durera toujours entre Hanna et Juliette, tandis que l’amour ferait plutôt penser à un idéalisme nécessaire. Une projection, un idéal qui peuvent, certes, meubler toute une vie; un (dés)espoir qui maintient, sans relâche, le cœur en action. Peu importe la finalité.

On pourrait aller plus loin et dire que tout amour est impossible. Mais c’est là, justement, dans l’imaginaire et l’irréel, qu’il vit le mieux. Dans l’absence, le rêve, l’espoir. Malgré l’impossibilité d’être réel ou vécu, il reste invincible et infini. On peut le (res)sentir, le porter et être porté par lui. L’invisibilité de l’amour deviendrait ainsi son accomplissement.

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Hélène Dorion

Pas même le bruit d’un fleuve

Alto

184 pages