
Autobiographie de l’étranger est l’un des plus beaux romans de ce début d’année involontairement amputé de plusieurs publications. Et même s’il avait plu des livres en 2020, celui de Marie-Ève Lacasse conserverait le haut du pavé tellement la profondeur des réflexions de l’autrice sont au diapason de son style élégant, les sujets souvent graves et l’analyse brillante.
Dans certains fureteurs web, n’importe quel titre comportant le mot « l’étranger » renvoie à Albert Camus. La chose n’a rien d’antinomique dans le cas qui nous occupe puisque s’entendent de nombreux échos existentialistes dans Autobiographie de l’étranger.
« Le corps humain est-il programmé pour la mort, comme il l’est pour la maladie? Sait-il ce qui l’attend, depuis la nuit de l’humanité? »
Marie-Ève Lacasse a d’ailleurs titré « l’étranger » et non « l’étrangère » sur la couverture de son cinquième livre. « Étranger », également, comme dans ailleurs. Ni d’ici ni de là-bas.
« Autobiographie » évoque sa propre vie, évidemment, même s’il ne s’agit pas d’une autofiction. Nuance. Elle dit clairement être la narratrice du roman, une écrivante qui essaie de se rapprocher de la « vérité nue », ressentant la tension constante entre « révéler et cacher », « arranger et dire ».
Marie-Ève Lacasse ne joue pas avec les mots. Bien au contraire. Son dire est précis, maîtrisé, juste. En même temps, l’écriture est, pour elle, une « vie parallèle qui avance avec la vie ». Deux voies qui ne se rejoignent pas nécessairement, qui s’épient l’une l’autre pour atteindre l’authenticité, tout en nous préservant du voyeurisme simpliste du monde actuel.
Roman conscient
C’est un roman, aussi, conscient d’en être un. Une analyse de soi subjective, certes, mais qui a la franchise de faire savoir que certaines choses resteront dans l’ombre, volontairement ou pas.
« Dans cet album de souvenirs où se mêlent la colère, l’exaltation, la jubilation, la honte et le doute, et où toute vérité est relative, je réalise – toujours avec le même étonnement, le même effroi – à quel point, et ce de manière répétée, il m’est difficile de m’extraire des soubresauts de l’inconscient, de ses manifestations troublantes. »
Le sujet est autant la vie de la narratrice que l’écriture elle-même. « Il n’y a rien d’autre, après l’écriture », dit-elle. Le reste étant, on le comprend, toujours relatif.
Ainsi, Marie-Ève Lacasse reconnaît que cet acte créatif comporte sa part d’invention, son lot de masques. La romancière est d’ailleurs passé maître dans ce jeu littéraire. En repensant à son ouvrage précédent, Peggy dans les phares, on s’aperçoit qu’il y avait beaucoup d’elle dans ce qui apparaissait pure fiction.
Le récit se déroule au présent. Du « je » et du « nous » autobiographiques, au plus près de soi, mais aussi essayistes, puisque les confessions de la narratrice relèvent d’observations qui dépassent largement l’attitude romanesque. Sous l’œil de la protagoniste, les émotions et les actions, petites ou grandes, du quotidien sont presque toujours matière à analyser, soupeser, comprendre.
« L’amour fou est lié à la peur. C’est la peur qui me fait ramper, qui me rend pathétique. Peur de ne plus être regardée ni aimée. Peur de ne pas être la préférée. C’est la peur qui me coupe l’appétit, me rend ivre d’elle, occupe ma pensée, par elle, en elle. Aimer c’est avoir peur. Bataille: « Ce qui obsède le religieux dans la tentation, c’est bien ce dont il a peur. »
Vulnérabilité
La narratrice est une mère folle amoureuse de sa fille et de sa conjointe d’Olivia qui s’entend très avec sa fille, d’ailleurs. Les deux femmes s’aiment parce que différentes, complémentaires. À l’aide d’allers-retours entre la France et le Canada, le présent et le passé, le personnage principal évoque ses propres manques, insécurités, regrets, amusements et espoirs. Sans pudeur ni sensationnalisme. Vulnérable, mais jamais pitoyable.
Marie-Ève Lacasse est celle qui a quitté famille et pays en quête d’un ailleurs meilleur. Près de 20 ans plus tard, elle est devenue celle qui aime de loin, qui fait un coming out linguistique autant que sexuel. L’idée du « double » et de la saine distance entre deux entités fondent la richesse de la démarche de l’autrice d’Autobiographie de l’étranger. L’autrice vit entre les deux pôles d’elle-même depuis qu’elle a quitté le Québec pour vivre en France.
« C’est dans la faille que je vis, dans cette brèche immense que j’enjambe. Etre deux mondes. »
Richesse comme volupté ici, plutôt qu’incertitude et dépression. Ces deux mondes la constituent, cette « toute puissance qui l’a faite ». Cette vie remplie, cette vie exaltante. On en arrive au « nous » de celles et ceux qui lisent et de celle(s) qui écrivent dans un même voyage en solitaire. À son arrivée en France, la narratrice était, après tout, « diablement seule et diablement heureuse ». Tout est dit.
Le roman célèbre l’entre-deux des pays, statuts, cultures, langages, genres. À un moment ou à un autre, nous sommes toutes, tous, étrangères, étrangers. Solidaires.
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Marie-Ève Lacasse
Autobiographie de l’étranger
Flammarion
184 pages