
Dans ses essais, Jocelyn Létourneau a toujours tenté de cerner, avec nuance et détachement, ce qui pouvait être la pléiade des aspirations des Québécois, dans tout ce que celles-ci pouvaient avoir de multiples et même, parfois, de contradictoires. Dans La Condition québécoise, il continue dans cette voie. Il s’y essaie non sans un clin d’oeil, dont certains s’offusqueront peut-être, dans le complément qu’il donne à son titre, Une histoire dépaysante.
Jocelyn Létourneau ne veut pas souscrire à la version nationale d’un destin empêtré, autant dans le cadre de la soumission de la colonie aux intérêts, parfois mal intégrés, des mères-patries successives que dans la visée sans cesse reportée d’un pays à venir. Peut-être parce que les principaux intéressés oscillent entre tentation opportuniste et désinvolture un brin sceptique à cet égard. Comme il semble qu’ils l’aient toujours fait…
Il avait déjà montré ce penchant dans Que veulent vraiment les Québécois ?, en 2006. Il prenait alors un soin très méticuleux à éviter une description composée de termes trop péjoratifs. Le caractère ondoyant des Québécois transparaissait dans son propos, montrant que ceux-ci sont de fins politiques, méfiants à l’égard des extrêmes et des excès. Qu’ils sont loin, en fait, de pouvoir être simplement catégorisés entre conservateurs et libéraux, fédéralistes et souverainistes.
Encore une fois, il cherche à saisir comment a pu se construire ici « quelque chose d’enchevêtré et d’élaboré : un vivre ensemble inusité mais fonctionnel », ne procédant « ni du programme planifié ni de l’opération improvisée », mais relevant « de dynamismes tout à la fois souhaités et circonstanciés » (p. 15).
On aurait envie de dire que cela semble logique, que rien ne se construit dans la totale et complète préparation, ni dans le plus intense des chocs du hasard. Ce n’est que dans l’après-coup de ce qui arrive dans un mélange où le fortuit et l’intentionnel se côtoient, qu’un destin émerge, a posteriori, dans le détail des éléments historiques qu’on cherche trop souvent à rendre cohérents et comme animés d’une vision prédéfinie, à l’aune de ce qui en a résulté.
Impératifs du moment
C’est le grand dam de l’histoire d’être souvent construite selon les impératifs du moment. On sait combien certains événements historiques ont pu être quelque peu magnifiés, dans la foulée d’une construction identitaire jugée nécessaire, ou d’un sursaut vengeur à l’égard de celui qui nous a décrit, en 1839, comme étant sans civilisation et sans histoire.
On dirait bien que Jocelyn Létourneau a tout cela en tête quand il rédige cet essai. Celui-ci montre donc les qualités de l’analyse fouillée et sérieuse. Mais il est en même temps une sorte de réplique à ceux qui ne voudraient voir dans l’histoire de ce coin de pays, la constante reconduction d’un empêchement d’être, nation « demeurant pour le moment inaccomplie comme sujet historique » (p. 15). Il suggère plutôt que, même si la collectivité est « traversée par une intention nationale », elle a aussi trouvé les moyens et vu l’intérêt de chercher à s’élever « dans les lieux francs et ambigus de l’aventure canadienne » (p. 15).
Certes, il cherche à dédramatiser une histoire, trop crispée selon lui, autour de la question nationale. Il s’emploie surtout, me semble-t-il, à montrer une certaine continuité dans les ruptures vécues par la société de ces époques. Il veut nous faire voir que tout n’est pas confrontation catégorique entre les acteurs de ce pays, et entre les intérêts de ces derniers; que des accommodement se peuvent et se sont pu, au cours de cette aventure dans le Nouveau Monde.
Révolution tranquille
Comme il sait combien notre perspective actuelle trouve ses racines dans notre conception du passage de la Grande Noirceur à la Révolution tranquille, il expose comment cela ne fut pas tant franche et nette coupure et que des éléments annonçaient et préparaient cette volte-face qui alimente tant, dans sa virulence, notre imaginaire collectif actuel.
Il est cependant un peu troublant de le voir passer si vite sur les événements d’Octobre 1970. Mais rafraîchissant de le voir ne pas omettre de parler du phénomène du prolétariat et de ne pas limiter ses observations aux seuls canadiens-français. Il consacre ainsi des sections à la condition des femmes et à celle des immigrants de plus fraîche date. Leur contribution et le peu de cas qui est fait de leurs doléances trouvent place en cet essai.
De même se risque-t-il à essayer de nommer de quoi serait présentement faite notre époque actuelle, quels en seraient les velléités et tentations idéologiques, dans cet espèce d’ère post-nationale dans laquelle semblent baigner (et se complaire, diraient certains!) les millénaux. Il y a là un réel effort de ne pas plaquer les préjugés et préférences de l’historien sur ce qu’il observe, me semble-t-il (je sais qu’on ne sera pas d’accord, ici, tant tout ce qui peut sembler contourner, éviter ou évider la question nationale ne trouve pas preneur auprès de certaines oreilles!).
Ce faisant, Jocelyn Létourneau sait bien qu’il s’avance en terrains mouvants. Il intervient là trop à chaud, dans le cours d’idées et de notions en voie d’éclaircissements et de développements, bientôt offerts par ceux qui débattent, dans le présent et le futur proche, de tout ce qui s’agite dans nos chaumières!
Mais c’est aussi là que l’on peut constater à quel point sa plume est fluide, tant elle sait s’enrouler autour d’idées en germe et en gestation, dans les méandres des contradictions d’une époque. Notre contemporanéité, dans cette version qu’en donne l’historien-essayiste, se montre d’ailleurs à la hauteur de ce que notre histoire peut avoir de singulier : tant on semble avoir cherché et chercher encore à construire des ponts entre des positions qu’on aurait d’abord cru difficilement conciliables.
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Jocelyn Létourneau
La Condition québécoise. Une histoire dépaysante,
Éditions du Septentrion
317 pages