LITTÉRATURE: Le Jean Béliveau du roman québécois

Yann Fortier, photo : Justine Latour

Le deuxième roman de Yann Fortier chez Marchand de feuilles, Né pour être vivant, évoque la fin des années disco, de la technologie analogique et de l’insoutenable légèreté de l’être. Le parallèle avec notre époque pourrait sembler troublant, si ce n’était pas de l’humour dévastateur et des inventions si bien tricotées de l’auteur de L’angoisse du paradis. Rions tant qu’il en est encore temps.

L’an 2000, la belle affaire. Nouvelle décennie, nouveau millénaire, espoir! Vingt ans plus tard, les maladies planétaires – climat, violence, racisme, pandémie – font en sorte que tout le monde il a beau être Né pour être vivant, tout le monde il passe un sale temps.

Yann Fortier, aussi. Mais l’écrivain refuse d’abdiquer. Il sourit, fait sourire et rire avec son deuxième roman qui se déroule au début des années 80, une époque tout aussi tourmentée que la nôtre. L’écrivain constate que les cycles de l’histoire se répètent inlassablement.

 » C’est une période charnière assez vertigineuse, explique Yann Fortier. En filigrane, il y a le fait que les choses changent, mais ne changent pas vraiment. Au début des années 80, c’était très intense: Reagan et le pape ont été victimes d’attentat, le SIDA, la crise du pétrole, entre autres. Mais, malgré tout, je crois que l’humanité s’améliore. « 

« Faire le deuil de l’avenir m’apparaît beaucoup plus complexe que faire le deuil du passé. » pense d’ailleurs le personnage principal de son roman, Antoine Ferrandez (aucun lien de parenté avec un politicien municipal bien de chez-nous).

Autre constat qui rapproche ces années-là de ces années-ci: « L’optimisme de la décennie 70 n’était qu’utopie: il est temps de remettre de l’ordre dans la maison, de retourner à l’église, de penser à sa retraite, à sa santé, à ranger ses slogans et, surtout, d’oublier tout ça, sauf aux anniversaire commémoratifs, manière de feindre d’y croire encore un peu – ou de feindre d’y avoir déjà cru. »

Rire(s)

En dépit des crises, l’ironie subtile ou le rire franc servent encore. On peut écouter des émissions de sport et visionner des films expressionnistes allemands, souligne l’écrivain pas snob pour un centime.

Yann Fortier sait tricoter des histoires en occupant toute la surface de jeu. C’est le Jean Béliveau – autre excellent tricoteur selon le commentateur de l’époque René Lecavalier – du roman québécois. En plus de la coupe de cheveux, il partage avec le célèbre hockeyeur le don d’emberlificoter le lecteur de façon à l’éloigner du plan de match sans jamais perdre le fil.

 » C’est long, je crois, quand j’explique dans le roman pourquoi la direction marketing d’Air France a commencé à faire entrer d’abord les passagers de première classe dans ses avions. C’est ma théorie tout à fait foireuse du pourquoi et du comment de la chose. J’ai pris ce genre de notes pendant un an. En les relisant, je me suis mis à inventer le récit. « 

Né pour être vivant est bel et bien la traduction d’un tube du Français Patrick Fernandez qui a fait le tour du monde en 1979-80. Dans le roman, la chanson devient Born To Be, or Not To Be (Born) d’un dénommé Antoine Ferrandez. Déjà, ce titre annonce la couleur saugrenue et pétillante de la chose, tendance I Will Survive, Love is in the Air et autres More, More, More.

 » Ces chansons ressemblaient à des slogans, note l’auteur. Les producteurs y jouaient un très grand rôle. Un gars entrait en studio, seul avec sa guitare et, à la fin, ça devenait un hit disco. Ça possédait un sens noble, aussi. En écrivant le livre, je me revoyais ti-cul de 10 ans dans un autobus scolaire avec un chauffeur qui écoutait cette musique. « 

En dehors de l’histoire du mec au one hit wonder, le récit va d’aparté en aparté en aparté. Le style Fortier a quelque chose de la poupée russe. La Russie, tiens tiens, où se déroulait d’ailleurs son précédent roman L’angoisse du paradis. Son art : brouiller les pistes.

 » C’est un roman d’aérogare. J’ai eu beaucoup de plaisir à parler des avions et des aéroports, d’amener de fausses études qui ont l’air vraies et de vraies études qui sont souvent fausses. Mais je me rapproche plus de ma propre réalité dans Né pour être vivant. Dans le premier, c’était loin, les années 40 en Russie. »

Le romancier croit qu’il est davantage en maîtrise de ses moyens. Sa confiance se sent d’ailleurs à la lecture. Il pousse le fantasme drolatique jusqu’à proposer, sur cinq pages, le menu complet d’un restaurant des Îles-de-la-Madeline.

 » Je me disais que mon éditrice Mélanie Vincelette allait le faire couper. Mais non. Elle m’a accompagné dans cette démarche. Je crois que je m’améliore en tout cas « , rigole-t-il.

Assez pour intercaler dans le récit quelques réflexions pertinentes de son cru – il en profite pour saluer directement le lecteur à quelques reprises – sur l’époque, l’homme et la femme, la musique, la consommation, le capitalisme…

 » Je ne veux surtout pas avoir l’air de donner des leçons ou paraître moralisateur, parce que pour moi, il y a des nuances dans tout ce qu’on vit et ce qu’on fait. Mais j’aime la profondeur. Je suis un fan de Gotlib. La première case est en noir et blanc et à la fin c’est en couleurs et délirant. Il y a un côté BD dans ce que je fais. « 

Sans limite

Son imaginaire, justement, sans limite, se permet : des vols en Concorde, un pilote d’hélicoptère nommé Pablo Escobar, des sosies de chanteur pour faire en sorte qu’il puisse se produire à deux endroits en même temps, un manager ressemblant à Brassens, et un voyage au Québec pour Antoine Ferrandez…

Ce personnage est décalé, présent, mais pas tout à fait là. L’auteur l’utilise comme faire-valoir. Il a écrit à Patrick Fernandez pour lui dire qu’il s’était inspiré de son succès pour écrire son roman. Sans problème, lui a répondu le chanteur qui se produit encore dans des stades avec des veuuuuudettes des années 70-80.

 » Par contre, ce n’est pas vrai qu’il est allé à l’émission Apostrophes avec Pivot, pas plus qu’il a été l’objet des documentaires que je mentionne. Pour moi, écrire un faux article du Paris-Match sur un événement qui n’a jamais eu lieu, c’est particulièrement amusant. Inventer des personnages représente aussi un grand plaisir. « 

Le secret de Yann Fortier c’est de connaître l’histoire, la géographie, l’humain prévisible et ses actions inattendues, suffisamment en tout cas, pour y entremêler des situations délirantes en nous rendant complices de ses illuminations.

La construction narrative est solide, même s’il nous y enferme, parfois, en disparaissant avec les clefs. Et si on restait dans les métaphores aériennes, on parlerait d’un voyage en première classe en ingurgitant un mousseux particulièrement alcoolisé.

 » Les années 80, c’est un autre temps qui n’est pas si loin. Il se passe plein de choses dans le roman qu’on ne peut plus faire en ce moment à cause de la COVID-19. C’est une évasion, je pense. D’ailleurs, je vous invite à voir un vrai documentaire que je mentionne dans le livre, celui sur l’avion Concorde, Plus vite que le soleil, avec la musique de Vangelis « , conclut-il.


Yann Fortier

Né pour être vivant

Marchand de feuilles

498 pages