
En attendant de pouvoir « entrer » nous aussi dans la bibliothèque de Réjean Ducharme au Musée de la civilisation en 2022, Monique Bertrand et Jacinthe Martel nous parlent de l’inventaire des lieux – qui seront reproduits à l’identique à Québec – qu’elles viennent de publier chez Nota Bene, A 1.1 La bibliothèque de Réjean Ducharme. Avec Monique Jean, elles sont allées de surprise en fascination et de découverte en émotion dans l’antre du plus secret de nos écrivains.
Entrer dans la bibliothèque d’un.e écrivain.e, c’est un peu comme s’immiscer dans son cerveau. On avance sur la pointe des pieds en retenant son souffle. Les yeux immensément ouverts. Imaginez celle de Réjean Ducharme! Le temps manquait, toutefois, pour la professeur d’études littéraires Jacinthe Martel, l’artiste visuelle Monique Bertrand et l’électroacousticienne Monique Jean qui devaient en faire l’inventaire.
Elles ont dû retrousser leurs manches et s’atteler à la tâche : répertorier plus de 1 800 titres dont 175 disques répartis dans une douzaine d’endroits/meubles de la maison de la rue Quesnel (Petite-Bourgogne), dernière occupée par l’auteur de L’avalée des avalés.
La plupart des ouvrages recensés dans cet inventaire descriptif se trouvaient dans le bureau de Réjean Ducharme (1941-2017), mais il y a en avait d’autres dispersés dans la maison, en plus de ceux se trouvant dans une bibliothèque de chevet.
Il s’agit d’un travail monumental, mais l’écrivain le plus secret du Québec avait-il souhaité un tel inventaire exhaustif ? C’est la première question venue à l’esprit de l’équipe formée par l’exécutrice littéraire Monique Jean et ses collègues. Elles ont tout recensé sans toucher à l’intime, gardant un équilibre entre l’intérêt public et la divulgation intégrale.
» C’est extrêmement délicat, explique Monique Bertrand. Ducharme n’avait pas laissé d’instructions à cet effet. On a même essayé de voir dans ses livres si on trouvait une réponse. On est arrivé à la conclusion qu’il reconnaissait sa dette envers son public. On lui a laissé la paix durant toute sa vie sachant comment il était. Lui savait qu’une œuvre ne se bâtit pas toute seule, mais avec la littérature notamment. Il a, tout au long de sa vie littéraire, de temps en temps, envoyé des saluts en publiant une nouvelle photo ou en faisant lire un texte par sa compagne Claire Richard lorsqu’on lui rendait hommage. On s’est dit que l’inventaire et l’exposition seraient un signe de vie au-delà de son décès presqu’en guise de remerciement où il nous dit qu’il n’a jamais rompu le lien et qu’ils nous invite à sa table. On l’a envisagé comme ça. »
À ce sujet, Jacinthe Martel rappelle que l’écrivain a lui-même déposé des manuscrits à Bibliothèque et Archives Canada. » Il reconnaissait la nécessité de préserver et de mettre à la disposition de tous, dit-elle. De son vivant, il a laissé les gens consulter ces documents. L’intention était là. On devait aller dans la continuité de ce mouvement. «

Le syndrome de Stendahl
On présume qu’entrer dans l’antre d’un grand écrivain peut donner le vertige, même pour Monique Bertrand et Monique Jean qui étaient amies du couple Richard-Ducharme. Pour Jacinthe Martel, l’expérience a été marquante.
» J’étais presque toujours étourdie en entrant chez lui. Au premier regard, ce qui m’a étonnée ce sont les dictionnaires. C’était quotidien les consultations qu’il y menait. Il y avait bon nombre de dictionnaires de langues aussi. Il lisait l’italien, l’allemand, il apprenait l’espagnol. Il réapprenait le grec. La première fois que j’y suis entrée, j’ai trouvé ça monumental. Comme si Réjean Ducharme venait d’en sortir. Je n’osais pas m’asseoir sur sa chaise et toucher les livres, mais il le fallait. C’était une chance extraordinaire. «
Monique Bertrand a photographié tous les livres en plus d’immortaliser des espaces intérieurs et extérieurs. Elle connaissait la maison, mais n’était jamais entré dans le bureau de l’écrivain. Elle a également eu droit à son lot de surprises.
» Lire, vivre et écrire chez lui, c’est totalement imbriqué. Ses livres sont pleins de références ouvertes ou non. Son œuvre a été abondamment commentée. Là où j’ai été étonnée, c’est la présence de toute la partie de la philosophie orientale, au sujet du bouddhisme, notamment. Il a lu beaucoup de biographies, c’était une façon pour lui de voir comment les autres vivaient. La copie des Hauts de Hurle-Vent [Émilie Brontë) est vraiment très annotée et nous montre les passages qui sont lus par Manon dans le film Les bons débarras. On échappe presque le livre quand on voit ça. C’est beau, très touchant. »
Le curieux refuge d’un curieux
Les trois femmes ne disposaient que de quelques semaines pour passer au travers de l’inventaire. Dans le livre, il est précédé d’une introduction substantielle, mais on n’y trouvera pas d’analyse puisque ce n’était pas le rôle de l’équipe et qu’elle aurait nécessité des mois, voire des années de travail.
» La bibliothèque rend compte de la grande curiosité de Réjean Ducharme, estime Jacinthe Martel. Il s’intéresse à toutes sortes de choses. Ça va de Jean Bruce [auteur de romans d’espionnage] à Shakespeare en passant par Marilyn Monroe. Je ne crois pas qu’on avait mesuré ça avant. Ça va permettre de prolonger certaines études et de réajuster certains regards. On a l’impression que c’est vivant tellement il y a d’objets. Il fallait parfois en déplacer pour atteindre un livre. On comprend le romancier, l’auteur. Ce ne sont pas que des rayons avec des livres dessus. «
L’inventaire photographique a été réalisé à l’aide d’un dispositif professionnel installé dans cette pièce, mais l’équipe devait se retenir de ne pas lire toutes les notes de Ducharme y avait laissées.
» Ça permet d’avoir un portrait encore plus précis du type de livres et du type de lecteur qu’était Réjean Ducharme, croit Monique Bertrand. Ses dictionnaires ont été compulsé. Il réparait ses livres aussi. Il possédait certains livres depuis son adolescence. On les a photographiés un par un. Ce sera mis en ligne éventuellement. «
À ce sujet, Jacinthe Martel ajoute : » Les photos qu’on a mises dans le livre nous permettent d’échapper à la neutralité qu’on devait avoir. C’est très émouvant. On a photographié en noir et blanc les lieux, intérieurs et extérieurs, et en couleurs les livres, la vie des livres. Il fallait mettre un maximum de photos pour partager l’émotion. «

Et les livres?
Au premier regard, la bibliothèque de Réjean Ducharme est si éclectique qu’elle échappe à toute étiquette. Comme si l’écrivain y restait aussi secret que dans la vie. Il faut donc prendre ce qui suit avec les pincettes du conditionnel.
Le romancier semblait lire autant les Québécois que les Français. Il a beaucoup lu également les Américains, entre autres ceux de la Beat Generation. On y trouve aussi Gabriel Garcia Marquez (Cien años de soledad), Leonard Cohen (Beautiful Losers) et Kafka (Das Schloß) dans le texte
Le livre coté A 1.1 par l’équipe de l’inventaire est celui du Prix Nobel de 1921, Anatole France, La vie littéraire (1925). Situé dans l’étagère à la droite du bureau de Ducharme, il est voisins d’autres volumes du même auteur, puis de plusieurs copies de livres de Jean Bruce et de Balzac.
Parmi les auteurs.trices desquels.elles on trouve plus qu’un livre, il y a les ami.e.s Marie-Claire Blais et J.M. le Clézio, Zola, Voltaire, Stendahl, Patrick Straram, Shakespeare, Sartre, Proust, Gabrielle Roy, Queneau, Renaud Longchamps, Léautaud, Micheline Lachance, Hugo, Gérald Godin, Jacques Ferron, Dostoïevski, Cioran, Camus, Claudine Bertrand, Bataille, Artaud…
Toujours vivant
Pas d’ordre alphabétique ou de genres chez Réjean Ducharme, donc. Une bibliothèque des plus vivantes, décrivent les autrices de l’inventaire qui ont voulu rendre compte du dispositif et de la structure « inespérée et inattendue » des lieux. Une chose est certaine, Réjean Ducharme a continué de lire et d’écrire jusqu’à la fin.
» Gros mots était son testament littéraire, souligne Monique Bertrand. On voit qu’il retourne sur lui-même en un mouvement circulaire. C’était vraiment son dernier roman. «
» Il existe des inédits déposés aux Archives depuis 1986, rappelle-t-elle. Est-ce que cela est bon à publier ? S’il a jugé bon de ne pas publier c’est peut-être que ce n’est pas publiable. En même temps, Monique Jean n’a pas eu d’instruction à l’effet de ne pas publier. Il y a un roman qui est complet. Il reste des choses intéressantes pour les lecteurs, les amateurs et les spécialistes. «
Elle fait référence à une « belle correspondance » entre deux jeunes écrivains. On peut conclure qu’il s’agit de l’amie de toujours Marie-Claire Blais puisque sur le site de Bibliothèque et archives Canada on peut lire:
« En 2026 il sera possible de consulter la correspondance de Réjean Ducharme à Marie Claire Blais, correspondance regroupée dans le fonds Marie-Claire Blais (LMS 0117 2006-06). Cette correspondance fait partie d’un ajout au fonds Marie-Claire Blais, acquis en 2006, elle comprend 132 pages de documents textuels, 11 documents iconographiques, un album de dessins, un album de collages, et un album de photographies prises par Réjean Ducharme. Il s’agit de documents datant des années 1966 à 1973. »
La mort de Claire Richard un an avant celle de Réjean Ducharme aura, toutefois, plongé l’écrivain dans une douleur profonde.
» Depuis le décès de Claire, note Monique Bertrand, il lisait tout particulièrement Baudelaire. Il y trouvait consolation et réconfort. Il avait dit à Monique Jean qu’il ne pouvait pas écrire après la mort de sa compagne. « C’est trop grand. J’ai besoin de très beaux mots et ce sont ceux de Baudelaire ». «

A 1.1 La bibliothèque de Réjean Ducharme
Jacinthe Martel, Monique Bertrand et Monique Jean
Nota Bene
306 pages