LITTÉRATURE: Rosalie Lessard, volcanologue

Rosalie Lessard, photo: Béatrice Vézina-Bouchard

Voir une œuvre poétique naître, grandir, se déployer, voire exploser relève du bonheur chez un lecteur. Après avoir remporté le prix Émile-Nelligan et celui de l’Académie des lettres pour L’observatoire en 2016, Rosalie Lessard confirme son regard unique avec son quatrième recueil, Les îles Phœnix. Elle témoigne de ce qu’elle voit pour reprendre le beau titre d’Élise Turcotte, rendant compte ici de la vie de femmes extraordinaires.

La mot volcan revient souvent dans la poésie de Rosalie Lessard. Et pour cause, chez cette autrice féministe, cette très belle image évoque la dormance, le refoulement et le bouillonnement, le trop-plein et l’explosion.

« Pendant toute une partie de ma vie de lectrice, je lisais des livres de femmes et j’avais l’œil pour repérer les images de volcans. Il y en avait beaucoup. Chaque fois, je mettais dans la marge un petit « v ». Autant chez Sylvia Plath que Virginia Woolf à titre d’exemple. Ça parlait énormément à mon imaginaire. Je voulais devenir volcanologue. Ça vient de très loin cette fascination pour ces cataclysmes qui sont beaux, violents, troublants et qui peuvent être en sommeil pendant des années avant de tout secouer, brûler et faire renaître avec encore plus de force. »

Après un premier recueil publié à l’âge de 19 ans, À perte de monde (Écrits des Forges), sa suite de poèmes Petit guide des volcans d’Amérique a remporté le Prix littéraire de Radio-Canada en 2006.

« C’était ma première suite de poèmes biographiques, narratifs. Il y avait trois personnages de femmes: une enfant mexicaine, une femme américaine et une aînée québécoise. Le politique rencontrait l’intime. Elles se rejoignaient dans cette image de quelque chose de contenu qui demande à sortir. »

Les îles Phoenix peuvent ainsi être perçues comme des agrégats de lave où la vie, éventuellement, pourra renaître et reprendre ses droits. Recueil narratif et témoin de la lutte des femmes qui se soignent, se surpassent, se singularisent ou sont simplement elles-mêmes.

« J’avais envie de poèmes qui racontent des histoires sur la façon dont on se remet de grandes blessures. Ça demandait une narrativité et une temporalité pour raconter l’avant et l’après, ce moment de grâce où l’on se relève. La poésie anglo-saxonne, que je lis beaucoup, a orienté la forme de mes poèmes. Je voulais faire une sorte de poésie documentaire qui s’ancre dans la réalité, dont celle des traumatismes et des violences faites aux femmes. Je voulais dire plus directement avec une poésie qui dévoile et se réfugie moins dans les images. »

C’est un recueil hybride voguant entre des îles aux couleurs de mer/mère, écrit sur le ton de la confidence presque. En la paraphrasant, on peut dire que les gestes délétères surgissent souvent dans le silence de la honte ou de l’indifférence. Et pour survivre à la « folie des hommes », les femmes sont trop souvent des « volcans qui crachotent des fumées fantômes », mais en l’énonçant, la lave finit pas former des îles irréductibles.

La poète nous offre ici un passage de son recueil, un poème intitulé Alien 7 : le huitième passager. Le cinéma, les autres arts, même la culture populaire, l’intéressent et la servent pour explorer le rapport entre l’imaginaire et la réalité. C’est un texte cru, mais en même temps une forme de clin d’œil pour ne pas sombrer dans l’abime qui nous guette.

« Je n’aurais pas pu raconter ces douleurs de personnes près de moi ou très loin, sans engager mon expérience à moi. C’aurait été lâche, malhonnête. En racontant de manière crue, je n’avais d’autre choix que de raconter des fragments de vie. Entre autres parce que tout ça communiquait. J’étais moi-même blessée. À travers ces récits de résurrection, ces phœnix-là, c’était ma propre renaissance, comment me reconstruire, me refaire. Cette communauté de grandes brûlées qui réussissent à faire repousser leur peau par elles-mêmes m’a donné des clefs. Que ce soit par la sororité, solidarité, féminisme, la façon de prendre soin de la nature, par l’amour, l’amitié. »

C’est un livre d’aveux aussi. La poète y raconte notamment son intérêt pour le sort de femmes vivant à des milliers de kilomètres d’elle. Au plus près aussi, elle exprime sa honte d’avoir vécu sa jeunesse sur la Côte-Nord aux côtés des Innus en ignorant tout de leurs réalités.

« Dans notre univers mondialisé, on ne peut dire qu’on n’a pas notre part de responsabilité dans ce qui se passe en Irak, au Rwanda ou même ici chez les Premières nations. J’ai trouvé difficile et délicat de traiter de ça. Je me suis dit qu’il fallait que je me situe, moi, par rapport à ces femmes dont je raconte les vies pour comprendre quel est le point de vue, qui ne reste d’ailleurs qu’un point de vue. Comme enfant, j’ai accepté qu’on invisibilise ces blessures-là. En tant qu’adulte, je ne veux plus faire ça. »

Son regard est englobant et généreux. Son féminisme tente de voir comment se conjuguent les rapports de domination liés au racisme, au machisme ou au genre. La naissance d’îles, à ses yeux, peut aussi donner naissance à un apaisement.

« Ce que j’avais dans la ligne de mire en les écrivant, c’était ce chemin vers la réparation et la guérison. L’une des personnes qui m’ont amenée à vouloir faire ce projet c’est Toni Morrison qui, dans ses essais et conférences, expliquait que la littérature est obsédée par le mal, qu’on peut imaginer en tuxedo ou comme spectaculaire. Dans son œuvre, elle ne fait pas ça. Elle parle de personnages en quête de quelque chose comme le bien. »

La chair est un refuge plus poignant que l’espace

Après À perte de monde en l’an 2000, La chair est un refuge plus poignant que l’espace (Écrits des forges) a été publié en 2006. Puis L’observatoire a eu le retentissement que l’on sait. Mais dans La chair…, on retrouve aussi un « volcan sans fenêtre » et un certain recul ouvrant le champ de vision de la poète observatrice.

« C’était un recueil assez autobiographique et intimiste qui raconte l’histoire d’un « tu » en exil et d’un « je » amoureux qui l’accueille. J’essayais de raconter, de l’extérieur, ce que c’est l’immigration, l’exil, le rapport à soi bouleversé, le lieu d’appartenance transformé complètement, le grand écart entre deux lieux identitaires, la perte de repère… et le sentiment amoureux. »

Sa façon habile d’éviter les clichés à ce sujet démontrait déjà son empathie. Dans sa poésie qu’on peut qualifier de documentaire, son « je » s’efface constamment. Sa volonté de nommer et de parler d’autres existences démontre un altruisme singulier en poésie contemporaine.

« les montagnes sont si pâles / tes yeux craignent de traverser / ce décor de papier / où tu n’existes plus / que sous forme d’écho »

Rosalie Lessard admire d’ailleurs les poètes qui savent parler d’amour comme Marie Uguay, Gaston Miron et Jacques Brault. Elle le fait à sa façon, dans sa voix.

« J’avais l’impression que l’amour, comme l’exil, sont des expériences qui bouleversent l’identité, créent une distance par rapport à notre moi d’avant. Ces deux éléments communiquaient à mes yeux. À la fin du recueil, ça m’amenait à parler d’autres expériences qui me semblaient convoquer cette notion de rapport de proximité ou de distance à la société, au monde. »

L’observatoire

Avec L’observatoire, la voix se place, la forme se cristallise. Maîtrise du sujet et du contenu. Mais ce n’est pas une tour d’ivoire qu’a construite Rosalie Lessard. La poète reste au coude à coude avec ses semblables. À l’écoute du moindre tressaillement d’âme.

« Le livre garde des traces de l’espèce de grand laboratoire formel que j’ai vécu jusqu’au début de ma trentaine. Après La chair, j’ai tout essayé, allant de la prose aux poèmes brefs et longs. Il y a encore quelque chose d’éclaté dans la forme, plusieurs manières, mais oui, une voix. Je l’ai vécu comme ça. Puis, je ne l’ai plus lâché. »

« À l’aveugle / – car je te sais sans yeux – / Nous survolons la forêt / À la recherche / Des plus beaux mots naturels / À consigner dans l’encyclopédie / Que j’aimerais tirer / De ta nuit. »

Son regard sensible et dirigé vers les relations humaines et la vie des autres ajoute à la définition de la poésie documentaire » où le « je », le « tu », le « nous » peuvent ne faire qu’un.

« Ma voix poétique est depuis très longtemps accompagnée., Elle chemine avec d’autres. Il y a un effet de résonance, mais c’est aussi une façon de regarder, d’écouter l’autre. J’espère qu’on sent l’empathie parce que c’est quelque chose d’important pour moi. Dans Les îles, il y cette posture d’alliée et de féministe. J’aime faire entendre plusieurs voix. Je recherche une multiplicité de points de vue et d’angles, une poésie qui dépayse en quelque part. »


« Pour ne plus basculer

dans l’arène,

nous récitons la liste

des garçons qui font du pain,

des filles qui donnent un visage

aux fleurs.

Nous chantons la forêt,

un arbre après l’autre.

Nous suspendons des souffles

au bout de chaque nuit« .

Les îles Phoenix

Le Noroît

150 pages


« Nous avons certainement

Passé la saison

Dans d’autres corps

Avant de regagner le nôtre

Comme une ville étrangère et morte

Où nous serions nés à notre insu

Une ville fabuleuse

Dont nous seuls

Connaîtrions le nom. »

L’oberservatoire

Le Noroît

74 pages


« tu retournes sur tes pas

la trace paraît trop petite pour loger

le ciel et la main vides

seul parmi les hautes herbes

qu’un fauve guette

tu disparais

rien ne sert de guérir

l’enfance n’est nulle part »

La chair est un refuge plus poignant que l’espace

Écrits des Forges

88 pages