LE POÈME DE LA SEMAINE

En toutes lettres célèbre la poésie depuis ses débuts il y a deux ans. Entrevues, lectures, critiques… Chaque lundi maintenant, nous publions un poème complet qui répond au temps présent avec les plus belles plumes québécoises. Cette semaine, le grand René Lapierre avec un texte tiré de son recueil Les adieux (Les herbes rouges).

La première journée de l’amour est

inconcevablement abrupte ; entièrement faite

de choses arrachées ―

― soudain et haut ;

et du jour qui s’élance

en travers de son axe.

La deuxième journée mêle

au pain et aux fruits du matin

la clarté des orages ;

la millième nous apprend

la solitude

l’indifférence de l’eau.

La trente millième nous enseigne

la couleur des vêtements

qu’il faut porter ―

― en plus des diverses choses

bonnes à dire, à nier ou à taire

en toute occasion.

La dernière journée de l’amour

peut être n’importe laquelle

y compris la présente ;

elle pousse soudain le grille-pain

dans l’eau de vaisselle.

Son éclair bleuit l’acier.

Nos âmes

ou ce que nous appelons ainsi

éclatent comme des bulles.

Elles sentent le fer chaud

le plastique. Ça grésille deux secondes

puis ça s’arrête.

Pendant ce temps on se rappelle

ce que l’amour nous demandait, le peu

que nous lui accordions ―

― nous rendant dès lors, comme des hommes

et des femmes sans mémoire, indignes

de lui et malades de nous.

― Malades du manque d’amour, malades

de ce que l’on a choisi à sa place

en son nom ;

de ce que l’on a imposé aux corps, à leur

fougue, leurs hâtes rabattues dans la haine

et dans la possession.

Qui n’a pas songé un jour

à la prostitution ― je ne l’entends pas au sens

politique ― ou à la pornographie ?

Cela n’est pas une rareté mais un calcul

induit par la désespérance : juste destitution

découlant de l’argent. Je me vends

― je me jette. Aucune différence. Qui n’a pas

imaginé dans quelle chambre, sur quel lit cela

aurait lieu ?

Qui n’a pas en soi-même reconnu

l’une des baraques moches, des bicoques

louées aux fins de sa propre reddition ?

Qui n’a pas abrité en son être

l’une ou l’autre des prisons

de n’importe quel pouvoir ?

(Ne dis rien est le mot d’ordre ; ne proteste

pas. Surtout ne parle à personne

de ce que je fais.)

On se taira donc. On songera

patience, cela finira bien

un jour.

(Foutaises :

cela

ne finira jamais.)


René Lapierre, photo: Ruth Major Lapierre

« Aimer est notre seule chance », écrit René Lapierre en quatrième de couverture de ce livre magnifique (Grand Prix du livre de Montréal en 2017). Le poète décrit ici la vérité de l’amour par trop humain, nos manquements et nos aliénations face à ce sentiment vital. On ne sait pas vivre avec, on ne peut pas exister sans, semble-t-il.

René Lapierre parle d’amour comme aucun autre poète. Sa prose poétique réfléchit à même l’acte d’écriture, espérant le mieux et découvrant le pire. Nous laissant seuls à la fin, comme en amour ?, devant la question ultime : qu’est-ce donc qui ne finira jamais, l’amour ou la honte de ne pas savoir aimer ?

René Lapierre préfère le calme de l’atelier à la spectacularisation de l’art et de la culture. Ceci nous a donné·e·s avec les années, lecteurs et lectrices, une œuvre immense et cohérente: poésie, essais, romans. Professeur de littérature pendant plus de 30 ans, il a commencé à publier dans les années 80 et son travail a été couronné par de nombreux prix.

Nous ne céderons pas au spectacle de leur nomenclature, nous contentant de souligner que la bienveillance du poète est fort bienvenue dans la grisaille de l’époque .