LITTÉRATURE: Tombent les masques

Sous la direction de Sophie-Anne Landry et de Mattia Scarpulla, l’anthologie Épidermes, publiée chez Tête première, fait tomber les masques de la narration. Le corps des textes des 14 autrices·teurs relève du mélange des genres. Autofiction, récit classique, poésie. Devrait-on parler de littérature non-binaire quand on voit l’hybridité envelopper plusieurs façons d’écrire aujourd’hui ? Les corps humains se transforment, les livres aussi.

Manipuler le corps, c’est le transformer, le sculpter, le violenter parfois. Épidermes renvoie à ce qu’on veut imposer au corps, par soi-même ou par l’autre. À l’aube du posthumanisme, rien de plus normal, pourrait-on dire. En pandémie, le corps s’ankylose. Pas la littérature. Elle explore les genres, les récits, les styles. La binarité est morte et enterrée. Vive l’hybridité !

« L’industrie du livre nous impose certains modèles, décrit Mattia Scarpulla. La nouvelle, la novella et le roman ont toutes des longueurs définies. En poésie, il y a plusieurs genres aussi. Par contre, plusieurs maisons d’édition, aujourd’hui, déjouent ces catégories. Sophie-Anne et moi sommes hybrides parce qu’on travaille aussi en performance littéraire. On vise le corps pour stimuler le texte ou vice-versa. Notre livre mêle plusieurs genres selon les libertés qu’ont voulues prendre les autrices et les auteurs. »

Les 14 nouvelles formant cette anthologie composent un corpus des plus hétéroclites. Au départ de l’aventure, il y avait cette envie de manipuler le corps, du texte, comme de l’humain. Les récits se transforment eux-mêmes à l’intérieur des textes. Les auteurs et autrices nous entraînent dans une genre particulier, puis la narration en adopte souvent un autre. Comme si les masques ou les épidermes tombaient pour dévoiler ce qui se trouve en dessous.

Sophie-Anne Landry, photo: Atwood

« Je voulais écrire sur la manipulation du corps, explique Sophie-Anne Landry au sujet de la genèse du projet . J’avais une idée de nouvelle à ce sujet. Comme je savais que Mattia base sa pratique sur le corps, j’ai voulu travailler avec lui. On avait envie de collaborer avec certaines personnes qu’on admirait ou dont les voix nous interpellaient. La plupart des gens ont accepté immédiatement. »

Mattia Scarpulla et Sophie-Anne Landry ont fonctionné tel un corps à deux têtes. Il y a d’ailleurs eu peu de changements apportés aux textes de départ soumis par les écrivain·e·s.

« On a donné des pistes de travail, note la codirectrice, en restant respectueux des genres et des voix des auteurs et des autrices, étant donné notamment que plusieurs parlent de choses plus personnelles. Ça s’est très bien passé. On a été très choyés avec les auteurs et autrices, autant qu’entre nous à la codirection. »

« C’était une première pour nous et on a tout fait ensemble à toutes les étapes du travail, ajoute le codirecteur. Pour les changements suggérés, c’était important pour nous de comprendre où s’en allait le texte pour donner les meilleurs conseils possibles. »

Épidermes touche au corps des oreilles aux orteils. Et cet organisme vivant est parcouru par une veine poétique signée Anne-Marie Desmeules. La poète a eu accès aux textes du recueil pour écrire des respirations poétiques. « Elle a créé en s’inspirant des textes, indique Sophie-Anne Landry, dans une certaine idée de suite, même si l’ordre des nouvelles est venue par la suite. Ça marche très bien. »

« sur ton abdomen / la cité s’effondre / vaste bibliothgèque / renversée // je ne doite pas / du soin que portent / les arebres à notre égard / je me questionne / sur notre capacité / à rendre l,âme // nous nous abreuvons de flammes minces / chuchotons doucement // repose tes yeux / je resterai le temps qu’il faut »

Mattia Scarpulla, photo: Mattia Scarpulla

« Anne-Marie a accepté tout de suite elle aussi, dit Mattia Scarpulla. Le sujet du corps est un peu tendance, avec tout le discours plus visible des violences psychologiques et physiques. On a essayé de trouver des personnes de plusieurs générations. On n’a pas choisi un certain mouvement littéraire. C’est assez hétéroclite avec des intérêts pour l’intime, le fantastique, le réalisme ou science-fiction. On voulait travailler avec quelques amis, mais en élargissant ce cercle de connaissances. « 

Violence

toutefois, Les textes voyagent entre le social et l’intime, le réel et le surréel. Malheureux signe des temps, le sujet de la violence apparaît, en effet, dans plusieurs textes. même si les autrices·teurs avaient tout de même carte blanche à partir de l’idée de manipulation du corps, qu’elle interne chez le protagoniste ou externe et imposée.

« Il y a ce jeu entre les frontières de genres littéraires qui est intéressant, souligne Sophie-Anne Landry. On n’avait pas parlé de violence comme telle aux auteurs et autrices, mais dans l’idée de la manipulation et de la transformation du corps, il peut toujours y a avoir une certaine forme de violence. Ce n’est jamais facile une transition. »

Dans sa nouvelle, Respirez doucement, Mattia Scarpulla a créé en songeant aux ateliers d’écriture corporelle qu’il donne. Il a aussi abordé le sujet des thérapies ou des activités de bien-être qui relèvent parfois de la manipulation et qui deviennent presque des religions pour certains·e·s.

Pour sa part, Sophie-Anne Landry fait une échappée vers le fantastique dans son Effet ambre. Déracinement, isolement, nature plus grande que soi, musée de cire et d’horreurs. Anne Peyrouse s’approche aussi d’effets repoussants avec sa visite des bas-fonds et des itinérants dans La femme au pipeau. Mais au-delà des images glauques, elle nous rappelle que : « Nous sommes tou.te.s un seul corps. »

Fanie Demeule

L’honneur d’ouvrir la marche revient à Fanie Demeule, qui est aussi éditrice chez Tête première et Hamac. Wake est un nouvelle sur la mort que la narratrice embrasse littéralement dans un climat de fête étrange.

« Comme le texte, note Sophie-Anne Landry, a un pied dans la réalité et le fantastique, je trouvais que ça mettait bien la table pour le reste de l’anthologie. C’est très fort comme nouvelle. »

Les deux textes suivants, Ecchymoses d’Alex Thibodeau et Pauvres Baby Dolls de Stéphane Ledien, exposent le même genre de personnages, des hommes plutôt violents et antipathiques.

« Dans l’ordre du livre, on a rapproché cette autrice et cet auteur parce que leurs textes se ressemblent, dit Mattia Scarpulla. Entre réalisme et fantastique, pour Alex, dans le style, et Stéphane, dans le sujet. Ensuite, on est allé davantage vers des textes plus réalistes avec Jean-Paul Baumier, dans l’intime, et Marie-Ève Muller, par exemple, qui s ‘est demandé ce que cela ferait de perdre l’ouïe complètement. »

Ariane Gélinas adopte le point de vue d’un Monument dans sa nouvelle étrange et poétique. De même, le texte de la femme de théâtre Nathalie Fontalvo, toi et les tiennes, relève aussi de la poésie et un peu de l’oralité. La narration parle d’une enquête sur des féminicides, entremêlée avec une forme expression plus organique et exploratoire. Organique, Bourrelets de Nicholas Giguère l’est tout autant en parlant crûment de bouffe et de grossophobie.

De son côté, avec son doigté habituel, Alain Beaulieu a écrit un texte profond et évocateur , Dans le pluie de mon ventre. Il ferme la boucle entreprise par Fanie Demeule sur la mort du corps qui serait inscrite dans les lignes de la peau.

Puis, un peu comme en post-face, Miruna Tarcau effectue une superbe pirouette finale en parlant des humains d’un point de vue de chat. Cela assure une pointe de distanciation et d’humour à ce texte dont le contenu est au diapason des autres textes du recueil. Changer de peau n’est jamais de tout repos.