THÉÂTRE : Bouleversante Métamorphose

Alex Bergeron, photo : Gunther Gamper

Voici une occasion rare d’entrer dans l’univers de Kafka qui, tiens, tiens, est un véritable calque du monde dans lequel on vit. Pas simple de reprendre et de métamorphoser cette nouvelle d’un auteur pour qui on a parlé d’absurde. Présentée au Théâtre Denise-Pelletier, La métamorphose, adaptation écrite et mise en scène par Claude Poissant, relève du coup de génie.

Rien d’absurde dans ce spectacle. Le metteur en scène, Claude Poissant, a joué de tous les outils que le théâtre mettait à sa disposition. J’allais dire « tous les outils nobles » car ici on est loin des effets spéciaux empruntés au cinéma et qui, pour certains, sont une panacée. Ce n’est pas The Fly, ni à la David Cronenberg (1986) ni à la Kurt Neumann (1958). Pourtant George Langelaan dans sa nouvelle La mouche (publiée en 1957 par Playboy magazine) aborde un sujet semblable. On n’est pas au cinéma et Claude Poissant en est bien conscient.

Dans sa mise en scène, il évite la poudre aux yeux. Le metteur en scène a compris le côté intériorisé de La métamorphose. Et là, il est tout à fait dans l’œuvre, dans le vrai spectaculaire de l’œuvre : le sentiment de la différence. Et venant à l’encontre de ce sentiment, la lourdeur du quotidien accepté avec tous ses mensonges, ses simulacres.

Sylvain Scott, Myriam Gaboury et Geneviève Alarie. Au devant. Alex Bergeron. Photo: Gunther Gamper

Le jeu d’Alex Bergeron en Gregor (le personnage qui verra sa différence se concrétiser en insecte) est d’une sobriété et d’une élégance qui nous entraînent dans ce monde fantasmé sans que nous en éprouvions la moindre gêne. Il se métamorphose, non pas sous nos yeux puisqu’ici on n’a pas recours à la facilité des accessoires, mais dans notre esprit comme dans le sien. Enfin sorti de son emploi astreignant et abrutissant, il devient un cancrelat, une coquerelle comme on dit : un insecte répugnant dont on n’espère qu’une chose, s’en débarrasser.

Le personnage est parfaitement incarné. Et, bizarrement (puis-je utiliser cet adverbe quand il s’agit de Kafka), on prend conscience que non seulement on connaît des Gregor Samsa, mais qu’on se sent souvent comme lui quand on entre dans une société pour qui l’ordre est une loi. L’ordre de ceux qui la forment et qui en limitent l’adhésion, bien entendu.

Pas étonnant alors que, à la finale, on reste abasourdi. On s’imagine alors l’infirme, l’idiot, l’exclu, le rejeté sous toutes ses formes, le manchot même si sa métamorphose a doté Gregor de multiples pattes, le fils refusé par le père et, oui, l’artiste. Pour George Langelaan, c’est le savant qui sera rejeté ; chez Franz Kafka, c’est le fils et celui qui sort de l’ordinaire : l’artiste. L’écrivain.

Alex Bergeron dans le rôle de Gregor est d’une telle exactitude qu’on « voit » sa métamorphose. Je l’ai dit, il n’a pas recours à des accessoires clinquants : il joue et il joue juste. Il en va de même pour les rôles difficiles du père, de la sœur, de la mère, du patron, du locataire… Tous les comédiens sont particulièrement crédibles dans cet univers qui le reste grâce à leur jeu.

La violence est contenue même dans les moments où le rejet est exacerbé. Ce qui tient du miracle à une époque où le cri semble l’apogée de l’interprétation. Ici, on est dans le monde du chuchotement plutôt que du cri. Soulignons la qualité de la mère vue par Geneviève Alarie, du père par Sylvain Scott. Aussi impeccables, celui de Myriam Gaboury (la sœur) et celui d’Alexander Peganov (l’associé et le locataire).

Ces comédiens et comédiennes se déplacent sans accroc dans l’espace-temps créé par la mise en scène (soutenu par les mouvements des acteurs et par un éclairage astucieux). Car, Claude Poissant sait jouer des conventions qui sont les fondements mêmes du théâtre. Pas d’artifices, pas de costumes monstrueux, une simplicité qui parle fort et un jeu dans l’espace qui surprend (Gregor est à la fois lui-même et son propre observateur) au début, chose que l’on comprend très rapidement. Et dont on apprécie toute la force au fur et à mesure que Gregor subit sa métamorphose.

Kafka et Poissant : deux génies qui se sont rencontrés en dehors du temps !

Myriam Gaboury, photo: Gunther Gamper

La métamorphose est présentée au théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 16 octobre