
Présentée à la Galerie Simon Blais et recommandée dans le cadre du programme satellite de MOMENTA 2021, l’exposition Irlande et Miroirs acoustiques de Bertrand Carrière réunit trois corpus photographiques : deux portant sur l’Irlande (1986 et 2019) et un troisième sur les miroirs acoustiques, structures de béton se dressant dans le Kent et le Yorkshire, en Angleterre. Des « apparitions mémorables » pour le photographe.
Bertrand Carière n’a plus rien à prouver! Il a été et continue d’être un acteur important de la scène photographique québécoise. Instigateur de collections de livres photographiques au sein de maisons d’éditions, lui-même fortement attaché à l’idée que l’image photographique peut harmonieusement se prêter à l’édition, il s’est aussi impliqué dans des projets importants et formateurs au cours des dernières années.
L’exposition Tout ceci est impossible à la Cinémathèque Québécoise en 2018, le film Sur la piste de Fletcher Wade Moses, le livre Solstice, Photographies 1979-2019 et l’exposition-rétrospective qui l’accompagnait en 2020 sont des témoignages récents de cette implication.
Il nous offre en cette occasion un spectre des plus intéressants d’images récentes et d’autres plus datées. Mais qui s’inscrivent dans un intérêt soutenu et réaffirmé pour les terres d’Albion. Une série d’images, de différents moments dans sa vie de photographe et prises en ces diverses occasions où il put de rendre en Irlande.
Photos: 1- Galway, Irlande (l’homme à la clôture) Impression au jet d’encre sur papier archive 2019 61 x 91,4 cm (24 x 36 po). 2- Station de train, Dublin, Irlande Impression au jet d’encre 1986 20,3 x 25,4 cm (8 x 10 po). 3- Dun Laoghaire, Irlande (le baigneur) Impression au jet d’encre 1986 101,6 x 152,4 cm (40 x 60 po). 4- The Cliffs of Moher, Irlande Épreuve argentique 1986 40,6 x 50,8 cm (16 x 20 po)
Pour un amateur de photographie comme je le suis, cette déclinaison est à retenir. D’abord parce qu’on y voit une cohérence dans les sujets et dans la manière de les rendre. D’images plus lointaines jusqu’à d’autres saisies plus récemment, un même continuum, une même constance est manifeste. En plus, il est intéressant de mesurer du regard des images d’abord analogiques, couchées sur du papier conventionnel, aux sels d’argent, puis affichées en impression numérique, puis totalement et définitivement composée depuis une caméra elle-même numérique. C’est une certaine histoire de la photographie récente qui se déploie ainsi, dans un temps tout de même relativement court.
C’est aussi le temps d’une fréquentation, renouvelée au fils du temps. C’est l’Irlande qui fait l’objet des attentions du photographe. Si la différence entre le grain du papier, le fini particulier du film analogique, et le moiré de l’image numérique, permet de reconnaître une chronologie, les thèmes, eux, les sujets retenus, ne nous aident en rien. C’est un même œil qui a tout observé, tout saisi et c’est une contrée qui semble, au cours des âges, montrer les mêmes aspérités, le même empierrement de son coin de pays. On sent que cela a du séduire Bertrand Carrière pour ainsi tant s’intéresser aux paysages et à leur confrontation avec des figures humaines, comme perdues en ces lieux, comme des présences nostalgiques de temps révolus.
Miroirs, miroirs
Une autre série, d’images plus impressionnantes par leur taille, se mesure à ce premier regroupement. C’est celle des Miroirs acoustiques, ensemble plus récent que l’on avait vu dans une exposition à la galerie Antoine-Sirois de l’Université de Sherbrooke, en 2020. Elles montrent ces étranges engins de pierre, façonnés par les Anglais et devant servir de moyens de défense. Ils ont été conçu entre 1916 et 1940, et sont les vestiges d’une ère pré-radar. Entre les deux guerres, ces géants servaient d’immenses oreilles et pouvaient permettre de sonder le ciel, pour être à l’écoute de l’arrivée inopinée d’aéronefs ennemis, venus bombarder l’Angleterre. On apprend avec étonnement qu’ils formaient les vigiles d’un système de pré-alerte sophistiqué.
Miroir acoustique, Kilnsea, Yorkshire, Royaume Uni
Impression au jet d’encre sur papier archive
2019
35,5 x 50,8 cm (14 x 20 po)
Miroir acoustique, Hythe, Kent, Royaume Uni
Impression au jet d’encre sur papier archive
2019
111,7 x 71,7 cm (44 x 28,5 po)
Ces bas-relief modernes se dressent aujourd’hui comme des sculptures aux allures brutalistes, plus intéressants par ce qu’ils évoquent et par leur facture pierreuse. Bertrand Carrière, dans une publication qui accompagne l’exposition (il y en a une autre, consacrée à la séries des Irlandes), évoque l’ironie de trouver de pareils vestiges en cette période de Brexit alors que l’Angleterre a choisi de tourner le dos à l’Europe et de lui faire la… sourde oreille.
Mais il est peu étonnant que ces monuments aient intéressé le photographe. Des séries anciennes témoignent déjà de son intérêt pour cette période de l’histoire de l’Europe, marquée par la Deuxième Guerre Mondiale, et pour ses répercussions. En plus, n’a-t-il pas avoué de lui-même appartenir à la catégorie des capteurs? N’en est-il pas de même de tout photographe, toujours à l’affût de ce qui peut brusquement se profiler à l’horizon de son champ de vision?
Lui aussi est à la recherche de l’incident, de l’éventuel, d’une apparition que son talent rendra mémorable. La dangereuse incursion d’avions ennemis étaient ce qui inquiétaient l’Angleterre. Le photographe, lui, accueille l’impromptu qu’il sait logé dans les mailles des événements quotidiens et qu’il a mission de repérer. Il n’y a donc rien de surprenant à voir que Bertrand Carrière a cru bon de répertorier par l’image ces géants qui représentent un effort de captation, d’assiduité inquiète dans l’écoute de ce qui peut surgir à l’improviste. Peut-on avancer qu’une pareille inquiétude, d’ordre existentielle celle-là, existe peut-être dans cette impulsion de saisir un moment d’espace-temps et de le rendre singulier? L’Armée britannique comptait sans doute en venir à abattre l’ennemi, localisé grâce à ces engins. Peut-être en est-il de même avec tout photographe qui cherche à suspendre le temps, par cet arrêt qui l’assassine…

Bertrand Carrière, Irlandes et Miroirs acoustiques, Galerie Simon Blais, du 18 septembre au 30 octobre 2021