ARTS VISUELS : La tentation narrative

Dans tes pas, photo: Victorine Alisse

L’Espoir radical que veulent nourrir les Rencontres de la photographie en Gaspésie, puisque c’est là le thème choisi, peut bien reposer sur des propositions qui se concentrent sur le personnel et l’intime. Nul besoin de ratisser large, parfois. Ce qui préoccupe l’un est d’intérêt pour tous! Ici, deux photographes, Sophie Jodoin et Victorine Alisse, s’attardent à l’horizon familial, de façon différente mais complémentaire. Toutes deux tendent au narratif par la conjonction de l’image et du texte dans cette contribution singulière à l’événement gaspésien.

Sophie Jodoin, Un portrait inachevé (Partition à deux voix), Percé

Exposition de Sophie Jodoin, photo: Robert Dubé

À Percé, face à la mer et sur le mur d’une bâtisse, Sophie Jodoin semble répondre aux images d’Éliane Excoffier. Il ne s’agit pourtant que de deux photographies, géantes, qui dialoguent, adjacentes, l’une avec l’autre. Il peut suffire de pas grand-chose, parfois, pour suggérer beaucoup. C’est ici le cas. Ce Portrait inachevé semble l’être pour cause d’absence, de départ; de ce qui est ressenti comme un abandon. Mais, en fait , le projet est inachevé parce qu’entrepris en continu, dans une sorte d’éternel work in progress d’échanges entre mère et fille. Lettres, images, carnets de notes remplis à deux, photos prises depuis une tablette, enregistrements téléphoniques : tout est bon pour constituer pour alimenter ce dépouillement d’une vie, cette révélation de soi d’une mère à sa fille (et vice versa, tout de même un peu, sans doute!). L’extrait ici présenté est simple. Une image géante prise depuis ce carnet commun montre deux brèves phrases. Elle jouxte une autre image de la mère, prise sous les branches ployées d’un arbre, flexible, que le sujet du portrait écarte, comme pour entrer en son portrait.

« J’ai rêvé que nous étions ensemble près de l’eau », écrit-elle. Voilà qui est fait, par l’entremise de cette installation. La fille est l’architecte de ce moment de rapprochement avec sa procréatrice. On comprend mieux l’entreprise globale de ce projet. Les pièces montrées, les œuvres de création, soulignent l’absence et remplissent à la fois cet espace entre les deux. Un écart qui se comble peu à peu de promesses et d’espoirs, comme sans doute, en d’autres occasions, de moments remémorés, de réminiscences du passé. Un travail à ne jamais finir totalement, dans la brèche d’une relation qui évolue sans cesse.

Photo tirée du diptyque « Un portrait inachevé (partition à deux voix) », de l’artiste Sophie Jodoin, présenté à Percé. PHOTO : Sophie Jodoin

Victorine Alisse, Dans tes pas, Bonaventure

Près du kiosque d’informations de Bonaventure, la proposition de Victorine Alisse se présente en blocs debout, couchés et inclinés, c’est selon. Dans tes pas est une missive adressée à tous, une requête et une quête de mémoire. Le ton est donné dans la reproduction d’une lettre adressée au grand-père, patriarche de la terre oubliée. Portrait impressionniste d’un abandon progressif, semble-t-il, puisque le fils n’a pas récupéré la terre, n’a pas continué la lignée de cultivateurs, la suite se développe en images croquées au vif, en scènes qui évoquent une vie passée, mais présente pour certains encore, en vieilles images d’identité, en plan de cadastres délimitant la propriété et le connu. C’est à l’intérieur de ces limites que tout un monde se déploie, que les photographies de Victorine Alisse cherchent à faire renaître. Ce sont les êtres de cette survivance qui intéressent la photographe, tant les portraits dominent cette série. Personnages qui n’en sont pas, car ils n’incarnent que ce qu’ils sont, ils sont saisis en cours de vie, derrière une table ou une fenêtre, à travers le reflet de ce qu’ils font et de là où ils vivent.

Exposition de Victorine Alisse, photo: Robert Dubé

Il peut être parfois difficile pour des artistes, imagine-t-on, de savoir pleinement tirer partie des contraintes de ce type de présentation. Il s’agit ici, en ces blocs apparemment en désordre, de construire une progression, une sorte de fil narratif distendu, qui ne peut être de l’ordre de la découverte linéaire. On va de l’une à l’autre des images dans un univers bigarré, haut en couleurs, dérangés par le faste de l’environnement gaspésien. Ici, l’artiste fait en sorte que cette difficulté devient force, déploiement harmonieux. La mémoire est faite d’évocations partielles, que l’on contourne, au sein desquelles nous déambulons et progressivement prenons connaissance de cet univers disparu d’un monde fermier, projeté en plein paysage de bord de mer.

Dans tes pas, Victorine Alisse

Espoir radical, Rencontres de la photographie en Gaspésie, du 15 juillet au 30 septembre 2022