POÉSIE: Astres alignés, mains libres

Stéphane Despatie et Corinne Chevarier, photo: Patrick Bourque

Deux poètes fondent une nouvelle maison d’édition. Quelle sera la première parution ? Euh non, les Éditions Mains libres ne publient pas de poésie. Enfin, au début, non. Pas question disaient les fondateurs Corinne Chevarier et Stéphane Despatie en 2021. Cet automne, ils publient huit recueils. Que s’est-il passé après une dizaine de publications de tous les genres depuis un an pour faire dévier le petit navire de sa trajectoire ?

Toute règle compte sur des exceptions, comme le dit l’adage. Le premier recueil de poésie paru cette année aux Mains libres, nouveau petit navire dans le milieu de l’édition québécoise, est signé et illustré par Jean-Sébastien Huot ***.

Rares sont les maisons qui publient des recueils illustrés. Une tentation vraisemblablement trop forte pour Corrine Chevarier et Stéphane Despatie. Les codirecteurs, ayant adoré le livre, ont décidé de créer cette exception au catalogue. En fait, les astres allaient s’aligner pour que l’exception devienne presque une règle.

 » J’étais au Festival de poésie de Trois-Rivières, raconte Stéphane Despatie. Deux éditeurs de poésie m’ont demandé de les aider puisqu’ils craignaient le mur financier qui se rapprochait un peu trop d’eux. La fin de l’Écrou faisait déjà en sorte que la poésie était ébranlée au Québec. En considérant tout ça, avec les demandes qu’on recevait déjà de poètes, on a décidé que si un de nos auteurs qui écrit de la poésie nous demandait se publier son recueil, on le ferait. »

Mains libres n’empêcherait pas un.e écrivain.e d’aller ailleurs, souligne-t-il, mais au cas pas cas, la poésie atterrissait ainsi dans l’immense champ des possibles au sein de la dernière née des maisons d’édition. Stéphane Despatie a déjà travaillé aux Écrits des forges et il dirige la revue Exit depuis 2004. Le naturel est donc revenu à la vitesse grand V.

« Les poètes nous disaient que ça n’avait aucun sens de ne pas publier de poésie chez nous, commente Corinne Chevarier. On peut dire qu’il y a eu une bousculade en poésie, alors on s’est dit que ce serait normal pour nous de s’y mettre. »

On peut parler de succès public pour cette recrue parmi les éditeurs québécois. Plus de 600 manuscrits ont été reçus en quelques mois. Un troisième partenaire, silencieux, aide les deux poètes à administrer la maison. « On essaiera tous de dormir bientôt parce qu’on ne reçoit pas de salaire pour l’instant « , rigole le pendant masculin du couple qui reste à l’avant-plan.

« Je laisse toutefois à Stéphane la difficile tâche de faire parvenir les refus aux auteurs.trices », enchaîne du tac au tac Corinne Chevarier. Après avoir été comédienne et avoir publié un premier recueil en 2004, celle-ci ne s’imaginait pas devenir éditrice.

« Mais plusieurs choses sont arrivées dans ma vie sans que je ne me l’imagine. Je me suis habituée à enfiler plusieurs chapeaux, l’un par-dessus l’autre. Je ne m’étais pas imaginée non plus étudier aux HÉC en gestion des entreprises culturelles. C’est un parcours qui s’est fait naturellement. Aujourd’hui, je me sens totalement à ma place. « 

Rentrée poétique

C’est donc l’automne de la poésie dans la fébrile maison d’édition. D’autant plus que Stéphane Despatie est devenu tout récemment le 10e Québécois à remporter le Prix Gatien-Lapointe-Jaime-Sabines pour son recueil Engoulevents (Écrits des forges, 2000).

Voici les titres à paraître dans les prochaines semaines. Déjà en librairie, le premier c’est la réédition de L’antre du poème de l’incontournable Yves Préfontaine. Le livre comporte 50 % d’inédits et une préface de Pierre Ouellet.

« C’est un livre important pour la littérature, la poésie et son auteur. C’est encore actuel et très bon. Il y aura d’autres rééditions en 2023. Il importe de garder le fort », estime Corinne Chevarier.

Autre parution étonnante : Haïkus des neuf cercles de la poète jusqu’ici rattachée aux Herbes rouges, Dominique Robert. « Ça nous est apparu extrêmement moderne. C’est un choc qui nous a plu. Elle joue avec les règles du genre », confie Stéphane Despatie.

Le dernier recueil de poésie de David Bergeron, après un roman en 2011, est paru en 2007 aux Écrits des forges, Comme des vents aveugles. Le nouveau sera chez Maisons libres, Ithaques. Il ne comprend aucune ponctuation, « mais propose un fascinant voyage », souligne Corinne Chevarier.

« J’ai toujours trouvé que c’était un poète très intéressant, au profil trop bas, ajoute Stéphane Despatie. Ce livre-là, particulièrement, est à son image. On aime le lire et le relire. Je le défendrais à la vie à la mort, comme tous ses autres recueils d’ailleurs. C’est un livre sans « je » et c’est assez rare de nos jours. »

Garder le feu est un recueil du codirigeant des Mains libres paru il y a 21 ans. « C’est un livre étrange, plus formaliste, pas si facile à lire, mais pour lequel je recevais des messages d’écrivains me disant que c’était mon livre qu’ils aimaient le plus. Il m’est très spécial, parce que différent. »

En plus de faire découvrir de nouveaux auteurs et de nouvelles autrices, Mains libres s’est donné comme mission de perpétuer la mémoire de ce qui se publie au Québec. « Il y a des recueils qui ne sont plus disponibles, mais qui valent la peine d’être redécouverts. Les choses passent très vite aujourd’hui », lance Corinne Chevarier.

Les quatre autres recueils de l’automne comprennent deux titres qui proviennent de nouvelles plumes en poésie: Mayra Bruneau Da Costa, Fragments de monstres et l’essayiste Guillaume Asselin, Frondes.

Climax est le huitième recueil de poésie de Francis Catalano qui a aussi publié nombre de romans, de nouvelles ainsi qu’un essai. Le livre expose un dialogue entre l’ humanité et son environnement… pour la suite du monde.

Enfin, La femme meurt en juillet de Mélanie Béliveau est un deuxième recueil pour elle après Dans le ventre du vent, publié aux Écrits des forges . La poète est également médecin de famille. Le sujet de son livre: le cancer.



*** Lisez l’entrevue avec Jean-Sébastien Huot :

https://mariocloutierd.com/2022/07/19/poesie-la-maison-mere-de-jean-sebastien-huot/