ARTS VISUELS: Van Gogh dans l’oeil de Jessica Eaton

Jessica Eaton, Mariphasa lupine lumina, 2022. Vue d’exposition, Bradley Ertaskiran, Montréal, Canada. Photo: Paul Litherland.

Lauréate de la bourse Guggenheim pour les arts en 2019, Jessica Eaton est l’une des photographes les plus importantes au Canada. Sa plus récente exposition à Montréal se concentre sur les… fleurs!

Il y a, dans cette nouvelle série de Jessica Eaton, une convergence de références assez déconcertantes dont on peut très bien tout ignorer pour se contenter d’admirer les résultats. Elle a choisi, comme thème principal, un sujet assez simple dont on connaît bien des exemples en peinture comme en photographie : le monde floral. En ces images transparaissent bien des influences qui sont pleinement assumées. Dans des arrangements et des choix de fleurs, immanquablement, le nom de Van Gogh vient se suggérer à nous, certes, en plus de courants connus de natures mortes hollandaises. On ne s’arrêterait qu’à cela que ce serait déjà bien beau, mais, avouons-le, c’est somptueux comme présentation. À un point tel d’ailleurs que ça en devient intimidant!

Mais il y a plus. D’abord ce titre donné à l’ensemble : Mariphasa lupine lumina, qui nous arrive du film Werewolf of London de 1935 où ces mots sont employés pour décrire une fleur, purement imaginaire, phosphorescente et sélénotrope, c’est-à-dire capable de produire sa propre lumière et habilitée à suivre celle de la Lune. Cela explique sans doute la vague impression d’une sorte d’irréalité lumineuse dont sont baignées ces fleurs. Elles nous apparaissent sur un arrière-fond qui ne les détache pas, qui semble du même plan, écrasées qu’elles semblent pas la perspective, formant une réalité plane qui les nimbe d’une aura d’invraisemblance. Il est vrai que leur définition nous convainc que la lumière émane d’elle, provient de leur réalité même, est inséparable de leur nature. Elles émettent leur propre possibilité de former image, pourrait-on dire.

En plus, les images ont été traitées de manière à donner une impression de relief. Un certain découpage fait ressortir les détails, tiges et fleurs. En plus, l’artiste a eu recours à des prises de vue multiples et distinctes, très probablement superposées. De tout ceci, résultent des œuvres dont les motifs paraissent littéralement sortir de l’image pour s’imposer à nous. Vient compléter un coffret déjà assez garni de références et de processus, le fait de recourir à des techniques anciennes, oubliées, qui ont enchanté bien des photographes, amateurs comme professionnels, et  dont certaines formaient la panoplie des effets spéciaux que l’on utilisait en chambre noire, quand une telle pièce existait encore.

Jessica Eaton, Mariphasa lupine lumina, 2022. Vue d’exposition, Bradley Ertaskiran, Montréal, Canada. Photo: Paul Litherland.

Effets spéciaux

Tout photographe s’y est un jour essayé. Avant le numérique, comme de bien entendu! Il peut s’agir de solarisation, d’inversion des couleurs ou d’effet 3D au moyen d’images rehaussées de fins lignages de vert et de rouge. À l’aide de lunettes fournies à cet effet par la galerie, on peut admirer, sur quelques images, un effet de tridimensionnalité qui s’ajoute à l’effet bas relief d’autres épreuves. Une œuvre en noir et blanc a même été soumise à un virage au sélénium, comme on pouvait le faire à certaines époques.

Bref, on a là une sorte d’ensemble d’images vaguement familières, dans leur forme, dans le processus qui leur a donné naissance comme dans leur motif. Elles nous sont souvent proposées par couple de deux de manière à mesurer l’ampleur des effets et moyens employés pour en peaufiner le rendu final. Elles sont parfois côte à côte mais pas toujours, si bien qu’il nous revient, à nous spectateurs, de faire le travail de couplage et de comparaison.

Une chose toute simple doit être ajoutée : ces images sont assez somptueuses, léchées, lubriques et froides à la fois. Elles exercent sur nous un étrange attrait qu’on ne pense pas d’abord pouvoir se prolonger longtemps. Comme si elles affichaient les marques d’une décoration pernicieuse dont la profondeur ne nous apparaît pas tout de suite, distraits que nous avons été par leur luxuriance. Elles ont quelque chose de trop appliquées pour ne pas nous apparaître presque décadentes, alourdies par le flot de tout ce qui s’agit en elles de références. Puis, on quitte la galerie et on se surprend à penser à elles. Elles nous obsèdent.

On comprend alors ce qu’elle recelaient de précieux, ces points de référence et de retour sur ce avec quoi la photographie tout au long de son histoire a pu composer. En elles, il y a bien des effets de réel tels qu’ils furent tenter par des prédécesseurs. J’ai pensé, les regardant, à Edward Weston, à Man Ray, à Ansel Adams, à Edward Steichen; à ces sorciers du noir et blanc et des couleurs surajoutées sur des images, à des essais de contrôle et de dosage des teintes et des gris, au laqué des végétaux et scènes croquées. Jessica Eaton s’inscrit dans cette lignée dont elle cite et reprend bien subtilement, dans le tréfonds de ces épreuves qu’elle crée, les accomplissements et les travaux.

Jessica Eaton, Mariphasa lupine lumina, 2022. Vue d’exposition, Bradley Ertaskiran, Montréal, Canada. Photo: Paul Litherland.

Jessica Eaton                                                 

Mariphasa lupine lumina

Galerie Bradley Ertaskiran

10 novembre – 17 décembre 2022

Pour les curieux:

https://archive.org/details/werewolf-of-london