LITTÉRATURE: Mémonde méconnu

Vincent Lambert est poète et essayiste. Il a publié L’âge de l’irréalité, sur les origines de la poésie québécoise, ouvrage qui semble bien être sa thèse de doctorat dont on sent quelques traces dans le présent livre. Il est aussi l’auteur des recueils Mirabilia et de La fin des temps pour un témoin oculaire. Rien que ces titres laissent entendre qu’une humeur sourde et inquiète doit bien l’habiter.

Il est certain qu’en cet essai, Introduction à la vie sans fin, Vincent lambert arrive à s’insérer entre les formes de notre monde, celles des pensées spéculatives et des fictions qu’on s’offre à soi-même. En s’y mouvant, il affronte les paradoxes qu’amène le fait de devoir sans cesse s’en remettre à des représentations pour sonder un monde qui s’éloigne de nous par et dans cette somme des efforts qu’on fait pour le déchiffrer. Car toute représentation traduit et trahit dans le même mouvement. Voilà donc, vous dirais-je, un livre qui commence dans les vertiges et finit par en investiguer la trame sans les réduire et sans les dés-intensifier. Voilà un livre pour vivre l’intensité des paradoxes qui nous définissent et les bercer d’une pensée agile!

Mais cela n’est pas perceptible d’entrée de jeu. Dans un des premiers chapitres, il en réfère à l’émission de télévision Les Maîtres du temps et au film Invasion of the Body Snatchers. De là, il enchaîne en parlant des débuts de sa formation intellectuelle, de ces concepts et mots entendus et appris alors : hétérogène, déterritorialisation, l’Autre…

Son innocence, je dirais, se pose comme « Même. en face de cet « Autre ». On se demande si cela n’est pas une manière de se poser en porte-à-faux avec les tourments intellectuels et idéologiques. Ne sait-il pas que tout, toujours, recourt à de l’intelligible et à du construit, idéologiquement parlant? Va-t-il nous refaire le coup de Rousseau, opposant la nature franche de l’homme à ce qui intervient par la suite pour le pervertir en idées et représentations? Images de Soi comme du grand Tout des choses et de la Vie?

Le fait, sans précédent, de parler d’un mémonde qui fonderait le sens de ces représentations du monde se donnant comme celui-ci, fait sursauter. Voilà bien un terme qu’un homme de sa génération peut avancer. Le mot appartient au monde qui est le sien, celui des réseaux sociaux, des échanges instantanés, de l’Intelligence Artificielle, de la mise en scène de soi sans cesse reprise et des scènes de soi rejouées au sein des Facebooks de notre temps. On comprend aussi ce qu’il peut en retourner de vivre parmi ces réalités nouvelles et de l’avoir fait dès un âge assez frais.

Refus global

Mais ce n’est qu’une impression. Je me suis d’abord leurré à celle-ci et c’est pourquoi je vous piège de même. À travers les chapitres suivants sur Refus Global, le réel, la solastalgie et autres sujets, on comprend que le type a lu et qu’il est transparent par rapport à ce qui le compose et qui ne peut pas être seulement de l’ordre des Idées transcendantes. Il est de ce temps et de cet âge et ne peut rester insensible devant le bombardement continu d’impressions en provenance des instances de ce mémonde.

Mais son érudition, englobant le plus songé comme le plus trivial, n’est pas le fin bout dans ce qu’il cherche à circonscrire. Elle ne fournit que quelques traits et ne forme pas l’ossature de sa pensée. En fait, Vincent Lambert navigue à vue et à impressions entre les idées de ses devanciers de toutes natures, les représentations qu’on leur doit, l’intelligibilité constituée du monde et son caractère idéologique. Dans ce qui se pense, il croit voir une sorte de résistance et d’impossible; qui est de savoir de quoi peut bien être fait cet être pensant qui, à force de chercher à se définir, échappe à lui-même comme à sa propre pensée.

Aussi, peut-on sentir combien il tient à la poésie et à la création artistique. Elles seules savent approcher le monde et notre propre présence en celui-ci en combinant un savoir pratique, une certaine rationalité et une sensibilité bordant le tout. La poésie, surtout, se faufile entre les formes de ce monde, entre les images qu’il se donne de lui-même dans le flot de celles que l’on s’offre de soi et qui évoluent.

On sent bien que là est sa manière d’avoir, comme il dit, le souci du monde. Nous naviguons sans cesse entre des formes qui nous présentent, du fait de notre effort même à les façonner, ce que nous sommes et croyons être. C’est cette impulsion même, fondamentale, qui dirige sa pensée et permet de non pas résoudre, mais du moins voguer entre les représentations et, à travers elles, donner corps à ce qui nous anime.


Vincent Lambert

Introduction à la vie sans fin

Éditions Boréal, Collection « Papiers collés », 2022

256 pages