
Imaginons que la flore et la faune disparaissent bientôt de cette image sous le pic des développeurs… Imaginons que, derrière, se cachent des dirigeants avides. Imaginons que la lecture puisse en finir avec la pauvreté, les récessions, les bombes… Réalisons que chaque dose de poésie injecte un remède aidant à maintenir l’équilibre et à avancer malgré tout. La poésie rime avec toujours tous les jours. Pour moi. J’écris moi, sachant que je ne suis pas le seul. J’ai voulu étendre cette année le champ à des poètes et des maisons d’édition peu ou moins connu.es et qui ont su nous surprendre. Nous, oui, puisque nous sommes des milliers, des millions à rêver mieux grâce au verbe. Bonne année 2024!

RENTRONS NOUS LAVER, fléchir dans la baignoire, nous inonder de l’intérieur, passer de l’eau sur la mémoire, ôter le sable du cœur, effacer l’encre du passé, savonner le regard, devenir incolores, jusqu’à l’illusion de propreté, d’avoir évacué cette nuit du corps.
J’aimerais mourir peut-être. À condition que mourir m’aime en retour.
Salomé Assor, Nue, Poètes de brousse, 144 pages.

C’est le soir
et je tourne en rond
dans notre maison à lire
des poèmes en réponse
à un suicidé maintenant
Peut-être les seules lumières
visibles du chemin
qui ne viendront pas
à bout de la lune
Mais j’ai décidé de rester1
1 Jim Harrisson, Lettres à Essenine, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1999.
Sébastien Auger, Solstice arrive, Éditions du Quartz, 88 pages

Je souhaite être
Où Nutshimit m’attend
Ériger mon campement
Marcher ma vie
Appartenir à l’histoire
De celles qui avancent
Croire que mes jambes retourneront
Aux pas des Anciens
Joséphine Bacon, Kau Minuat Une fois de plus, Mémoire d’encrier, 134 pages

motifs célestes
et animaliers
veillent sur toi
cependant que mon visage
reconnaît de la nuit
les points d’éveil
et la sujétion à ces points :
ton visage sibylle
guette du mien la mise en lambeaux
Jean-Philippe Bergeron, genèse, berceau, dessin de la lune, Poètes de brousse, 96 pages.

la peau que tu veux est juste en dessous de la peau que tu vois. exfolier jusqu’à atteindre le nacre de la sirène. les traits fuient, racontent une histoire de laquelle je ne suis pas, pas comme je voudrais, pas comme quand j’attrape mon corps au vol, au détour d’un angle dans une photo parfaite. je suis actrice dans ce film mais on a décidé que ma présence était liminale, un seuil, juste avant la naissance de l’ombre. celle qui précède l’ombre. ce minuscule ongle blanc avant la pleine lune. mes gros plans s’offrent en trous noirs qui avalent la beauté des autres femmes
Pascale Bérubé, Trop de Pascale, Triptyque queer, 116 pages.
quand tu mourras…

dans le fond de ton monde inventé pour
échapper à celui qu’on tentait de t’imposer
les mouches à feu te suivront jusqu’au
petit matin
et le soleil n’aura plus envie de se lever
Sonia Bolduc, quand tu mourras, Hurlantes éditrices, 176 pages.

Mon ange, on enseignera
le soleil et les arts
à tous les enfants
des campagnes ensommeillées,
aux creux des valons verts.
Pour la tendresse ovine,
on est prêtes à enrouler les prairies
autour de nos reins
et à porter un chapeau d’oiseaux ivres.
Louise Bombardier, Brûler l’hiver, Poètes de brousse, 128 pages.

AINMALE
Les arbres nus de l’hiver
se serrent les uns
contre les autres
autour de moi.
Au fond du fossé
un filet d’eau serpente
entre les morceaux
de glace cassée
jonchée d’herbe jaune
de terre de brindilles.
Le ciel ne m’offre
aucune prise
mais deux écureuils
se pousurivent sans relâche
au-dessus de ma tête (leur jeu
provoque une joyeuse
tempête
derière eux).
Je ne retiens rien.
Les pensées
glissent en moi.
Respirer bientôt
m’occupe toute entière.
Je rapetisse à vue d’oeil.
Sarah Brunet Dragon, Une année terrestre, Noroît, 192 pages.

tout le soleil est bu
sans lie
les lignes du paysage se sont terrées
les nuages sont des lèvres,
se mugissent de sang
embouties par les vagues
que la terre insère en nous, un refuge
petites ondes de brocart
agitées de moues boudeuses
le ciel est une entaille ouverte sur l’infini
partout des frémissements sans peau
qui nous agitent en surface
Sylvain Campeau, Présences, faims, Pierre Trucotte Éditeur, 114 pages.

Je porte une fille étincelante : quatre-vints carats lors de l’échographie.
Le médecin prédit une gymnopédie dans son cœur. Des clochettes sauvages plein les mains. Une réserve d’enchantements sur le visage.
Elle aura la ténacité des Panthères Incandescentes. Je le sais.
Elle apprendra une dizaine de langues. Je le sais.
Elle confectionnera des mateaux pour les arbrisseaux. Je le sais.
Elle fera disparaître toutes les blessures. Nous le savons.
Jonathan Charette, Nisso la cité sur le Soleil, Noroît, 112 pages.

On peut apprendre à respirer sous l’eau,
traverser des fenêtres en feu, ou marcher
pieds nus dans le crâne des origines.
Nos habiletés sont admirables.
On a le carquois fourbi de flèches dorées,
Underdog à l’asssaut du ciel barré.
On est bilingue, trilingue, ambidextre,
Polyglotte de l’outre-espace. Marionnettiste
des grandes blessures.
Monique Deland, Noir de suie Poèmes d’atelier, Noroît, 136 pages.

Alors, elle décida de rester couchée.
Sur le dos, dans son lit, avec devant elle
le plafond gris
asymétrique
tranchant. Le vrombissement
des machines dehors. La grêle contre
les vitres. L’été l’hiver. L’automne l’été.
Un livre s’écrivait au-desus d’elle.
Formait un globe.
Une pastille.
La chatte aussi, couchée sur le dos,
avait fini par suivre du regard
les poussées des étoiles récursives,
le lichen, les messages
courant au-dessus d’elles.
Roxane Desjardins, Trou noir, Les herbes rouges, 152 pages.

Tant de portes entrebâillées
dans lesquelles m’engouffrer encore
seulement elles sont aujourd’hui
beaucoup plus étroites
à genoux au sol
je me contorsionne
chatte sans clavicule
sac d’os pourtant
si la tête passe
tout passe
Charlotte Francoeur, Adieu les crevettes, Noroît, 96 pages.

aquatique
elle fait le corps
se serrer les cuisses et
s’ouvrir l’intérieur
les yeux renversés
font battre la sève
des poignets
aux chevilles
dis rien
parle-leur
Hélène Frédérick, Charleston, L’Oie de Cravan, 74 pages.
Les épices de la flamme

s’éteignent dans le bois
posé sur mes cuisses
les arbres ne parlent plus
tournés sur le camp
je couche en tanière
dans l’écaille de la neige
les prénom pissé sur la porte
une main dans la poche
en serrant de la vulve.
Annie Lafleur, Puberté, Le Qujartanier, 144 pages.

un midi de grand lavage de cerveau
j’ai souhaité les rencontrer, les arbres
j’avais honte, c’est bon signe
le livre de ma tante avait dit : laissez
le bon refaire vos bras autour de lui
dans les hauteurs mon histoire sonnait faux
les arbres ne comprenaient pas qu’il faille
au vivant le sentiment du vivant
les arbres refusaient de canaliser
les formes-pensées de mon corps de souffrance
les arbres me ventaient va te perdre
longtemps longtemps
des mélèzes de mon âge
la lumière venait par-derrière et les dévorait
Vincent Lambert, La troisième à partir du soleil, Le Quartanier, 152 pages.

Tu parles
Même déchiquetée ta voix chatoie
Ce que tu lâches de silence
Les mots tombés dans le garage à travers le vacarme
Ton premier et ton dernier cris poussés pour personne, sans amour
Être moins qu’un chien déjà au berceau
Même pas pour soi-même une possibilité
Pour toi tout de suite il a fait noir
Après apprendre la lumière t’a détruit.
Mélanie Landreville, Chose sensible suprasensible, Les herbes rouges, 72 pages.

J’incarne les traces d’innombrables bêtes muettes. Pères, mères, enfants martèlent mes pas. Dans ma poitrine s’enfoncent mes vastes servitudes. Au creux des bouleaux noir et blanc sans âge, j’inscris ma fuite. J’ouvre un passage en vos silences.
Simon Painchaud, Je parle de vos silences, Noroît, 96 pages.

cette forêt morte
incendiée
n’est plus possible
tout ce silence à traverser
jambes lourdes
mes ailes noircies autrefois si douces
autrefois légères
quel corps désormais habiter
Anne Martine Parent, L’horizon par hasard, La Peuplade, 112 pages.

bientôt mes amies auront des enfants
leur monde sera ordonné
elles m’inviteront à déjeuner
un dimanche
dans leur maison accueillante
mais
je serai partie
vers une rivière
où me désorganiser
vers une forêt
où m’exposer
seule
Sarah-Louise Pelletier-Morin, Le marché aux fleurs coupées, La Peuplade, 232 pages.

J’ai pagayé en de vertes écumes
vagabonder est un art coupable
de se souvenir des forêts anciennes
je galvaude la beauté
Montréal atoll boréal
attentif aux flux tectoniques
tu soupçonnes la présence des morts
l’opacité des fenêtres te cerne
la rue n’est rien sans fantômes
les vivants d’hier les hantés de demain
pour voyager dans le temps
encore faut-il saluer son voisin
entre les berges de Léthé
et la fontaine de la Mémoire
ne choisis pas désobéis
enchevêtre les routes
avance dans l’impermanence
vers les rives d’un clair visage
Joël Pourbaix, Nous sommes oiseaux, les éditions du passage, 116 pages.

je suis ici
ni moi ni elle
mes os forment autre chose
fâchés d’insister sur l’apparence
vestiges charnels
tu recadres ma façade
à la lueur des corridors
les langues se mordent
carré rond
large cercle
goûte mes retailles
Gabrielle Regimbal, La-Z-Boy résurrection, Mains libres, 84 pages

Un nuage crève
il pleut ça se réfugie
à l’intérieur les voix retentissent
robes d’été ensemble naturel
de sève et de sang une fréquence triviale
quand je mets un genou par terre
je cherche des cercles anciens.
Hector Ruiz, Appartenir, Noroît, 160 pages.

la pluie
tend l’oreille
à travers ses grésillements
tranquilles
de vieille chatte maternante
elle pose sur moi ses mains
courbe à demi-mot
mon inquiétude
le soleil
sait-il plier ainsi le genou
quand la nuit tombe
Mathieu Simoneau, Des longueurs dans le crépuscule, Noroît, 96 pages.

j’avance
prête l’oreille
fais le serment
de mes incertitudes
renouvelle mes vœux
marque le sentier
qui s’efface
meurt
disparaît
Louise Warren, la ligne d’incertitude, Noroît, 146 pages.
De poésie, il n’y aura jamais assez pour combler ce qui se perd et meurt à une époque qui fabrique de l’oubli. L’année 2023 s’est montrée généreuse en termes de recueils variés. Nous aussi sentons cette envie de luxuriance devant le désert de la pensée, ce vide qui nous toise un peu plus chaque jour. Voici donc une dizaine d’autres titres méritant aussi l’attention.
Christophe Condello, Pieds nus dans l’âme, Pierre Turcotte Éditeur, 104 pages.
Caroline Dawson, Ce qui est tu, Triptyque, 96 pages.
Névé Dumas, poème dégénéré, L’Oie de Cravan, 88 pages.
Jean-Philippe Dupuis, les yeux d’un animal au repos, Le lézard amoureux, 80 pages.
Daniel Guénette, La châtaigneraie, Éditions de la Grenouillère, 78 pages.
Olivier Labonté, Et puis demain ne pardonne plus, Hamac Poésie, 78 pages.
Tristan Malavoy, Ce que la nuit déposera dans tes mains, Mains libres, 78 pages.
Émilie Pedneault, Crâbe, Éditions de la maison en feu, 80 pages.
Émilie Turmel, Berceuses, Poètes de brousse, 96 pages.
Ouanessa Younsi, Quand je vis, Mémoire d’encrier, 138 pages.

