POÉSIE: Noémie Roy ou comment découdre la peau

Noémie Roy fait danser les mots. Si elle jouait avec le feu dans son premier recueil, Parmi celles qui flambent, elle explore, cette fois avec L’Épingle filante, une nouvelle vie, autre que la sienne, mais tout aussi inextricablement liée à ses expériences de femme aux aguets, de mère parfois révoltée.

Le besoin de dire, la passion, le feu animent souvent les premiers recueils. Le vôtre relevait beaucoup de l’intime, du personnel, de l’organique des transformations dans une vie. Rien ne se perd, rien ne crée, tout se transforme ? 

La transformation persiste dans mon écriture, crée un petit fil rouge entre mes textes. Dans Parmi celles qui flambent (Les Herbes rouges, 2021), le feu a pris plusieurs dimensions, notamment de la violence du monde sur le corps, l’intégrité et l’imaginaire de tant de femmes. Je désirais alors fouiller cette violence, entre autres, intériorisée, découvrir son rythme et ses images, me confronter à elle, m’emparer de ce feu destructeur et le remanier à ma manière pour en faire un feu transformateur. À l’époque, j’écrivais souvent en marchant. Je m’arrêtais sur les bancs de parc pour prendre des notes dans mon carnet. Pour moi, c’était comme si chaque poème était un pas dans une longue quête pour trouver un lieu où prendre racine. Je pense d’ailleurs que cette démarche a influencé la forme courte et le rythme martelé des poèmes.  

Le deuxième fait état d’un autre changement majeur, celui de l’apparition d’une autre vie. Toujours personnel, mais davantage porté par une relation à découvrir et à assumer. En filigrane, on sent cependant que mettre au monde dans un tel monde, est source de grandes inquiétudes ?

En effet, L’épingle filante (Herbes rouges, 2024) explore l’accueil d’un enfant dans un monde qui vacille et s’avère source de grandes inquiétudes. La maternité est une expérience complexe, un condensé d’humanité empreint de joies, d’émerveillements, de contradictions, de zones de turbulences et de pertes de repères. Il s’agit aussi d’un espace de transformation double : j’accompagne un petit être à explorer le monde, à s’y adapter tout en découvrant mon propre rôle d’accompagnante. J’ai dépeint mon expérience en y demeurant le plus fidèle possible, en n’hésitant pas à nommer les difficultés et les découragements. Il y a tant de choses à déconstruire quand on choisit d’avoir un enfant, à commencer par cette figure de la mère qui s’immisce souvent dans nos imaginaires. En échangeant avec les mères qui m’entourent, je constate que cette figure parfaitement inatteignable s’avère culpabilisante. Pourtant, lorsqu’on s’efforce de la déconstruire, ça demeure, encore aujourd’hui, dérangeant.  

Par la découverte de la maternité, j’ai aussi pu observer cette tension entre l’amour puissant pour ce petit humain qui m’a été confié et le dédain, la honte de nos agissements collectifs. Depuis, j’oscille constamment entre la détestation et l’amour des humain.es. Je ne pense pas que ma mère ait été traversée par cette sensation contradictoire à son époque. Cette tension me semble spécifique à ce moment historique que nous vivons. J’ai du mal à comprendre qu’on se soucie de moins en moins de notre survie collective. Cette absurdité m’amène, comme beaucoup d’autres parents, à me confronter à la question suivante : comment accompagner un enfant dans le monde alors que l’avenir est de plus en plus flou, voire bloqué ? Évidemment, si j’avais eu une réponse, j’aurais écrit un guide de solutions, pas un recueil de poésie (de toute façon, les réponses ne m’intéressent pas vraiment). Cependant, en naviguant dans mes réflexions, j’ai réalisé qu’en mettant le soin au centre de mes préoccupations, je suis à même d’effleurer une certaine forme d’espoir résistante/résiliente. C’est un exercice quotidien qui me ramène souvent à ce recueil de Louise Dupré (Exercice de joie, Le Noroît, 2022). 

Votre style « luxuriant » se cristallise ici, tout en abordant davantage le concret, parfois. Cette démarche originale me semble basée sur une volonté de créer des liens, une union, voire un contact entre le personnel et l’universel ?

Mon travail d’écriture est effectivement ancré dans une volonté de créer des liens avec les autres, la nature ou l’univers, en général. Si je suis investie par le besoin d’ouvrir de tels espaces de liaison, c’est un peu pour dépasser mes propres coutures, découdre ma peau d’humaine, me sortir de moi. Ce désir, que je répète chaque fois que j’écris, me raccorde avec le vivant que je suis. C’est une manière de me rappeler qu’à l’échelle de l’univers, je ne suis presque rien. 

Par cette quête, je cherche également à m’opposer au dispositif social individualiste et compétitif dans lequel nous baignons. En évoluant dans ce contexte, il devient de plus en plus difficile de se reconnaître dans les yeux des autres. On consomme le monde au lieu de l’habiter et le laisser nous habiter. On consomme aussi les autres au lieu de les rencontrer et de se laisser rencontrer par eux. Je ne suis pas mieux que personne. Je suis coincée là-dedans, moi aussi. En écrivant, je tente seulement de me sortir la tête de l’eau. 

Dans les deux recueils, la poète me paraît tiraillée entre l’espoir d’une nouvelle vie avec un « sac d’étoiles » – d’ailleurs je crois que plusieurs en lisant le titre du nouveau recueil comprendront étoile au lieu d’épingle –, et « un sentiment là où ça fait mal » qui surgit souvent au coin d’un vers.

L’espoir se tient souvent côte à côte avec la déception, puis la souffrance qui s’ensuit, et vice versa. Il s’agit de sentiments qui traversent chacun d’entre nous à différents degrés. Quand on prend du recul, cette roue peut parfois nous fait grandir. Lorsque j’écris, je plonge dans mes contradictions et celles que j’observe autour de moi. Elles me font réfléchir, me rendent créative, m’apprennent à aimer, à m’aimer. Si un jour nos tiraillements n’existent plus, c’est peut-être que nous avons perdu quelque chose d’humain. Je leurs souhaite donc, étrangement, longue vie. 

Est-ce que la poésie vous permet de concilier la lucidité nécessaire devant une humanité mal en point et une certaine confiance en la naturelle transformation de la vie, comme le suggère le dernier poème ?

La poésie me semble agir d’une manière unique et diamétralement opposée aux rythmes imposés à nos quotidiens. Nos oreilles bourdonnent. Elles sont saturées d’informations. Les impératifs de consommation s’incrustent dans nos imaginaires, nous vident de l’intérieur. C’est un peu comme si on s’emmêlait jusqu’à se coincer dans nos désirs. Le plus fou là-dedans, c’est qu’en écrivant « nos désirs », je ne suis pas certaine qu’ils nous appartiennent encore : ils sont colonisés, peu à peu, ils nous sont dérobés. Paradoxalement, on dirait que les humain.es occidentaux n’ont jamais possédé autant d’objets tout en étant à ce point dépossédés d’eux-mêmes. 

La poésie me semble agir de manière inverse. Elle rencontre lentement celles et ceux qui veulent la lire. Elle n’impose pas grand-chose. Parfois, les mots des poèmes chuchotent, il faut se pencher vers eux pour découvrir le rythme et les images. En se penchant, à certains moments, on peut arriver devant soi. Pour moi, juste ça, c’est une transformation que la poésie m’apporte. En écrivant à mon tour, je souhaite la même chose aux lectrices et lecteurs. 


Noémie Roy

L’épingle filante

Les Herbes rouges

104 pages