LITTÉRATURE: Naufragés

L’excellent roman Bermudes de Claire Legendre (Leméac) fait partie d’une trilogie incluant un documentaire (Bermudes (Nord) ) et une création scénique (à venir). Les quais accostés – souvenirs, relations amoureuses, ruptures, solitude, mélancolie – ouvrent le sens plutôt que de le réduire. Sur un continent qui peut écorcher autant qu’il peut faire sourire. Là où les doubles de soi se multiplient dans le brouillard de la vie.

Métaphoriquement, le Triangle des Bermudes, cette « échelle de Richter des chagrins », est un mystère, un vide plein de petits et grands riens, un trou noir où même le sens perd le Nord. En même temps, c’est aussi un creuset poétique idéal pour la mémoire et la nostalgie. Comme l’écrit Carole David dans son magnifique recueil L’année de ma disparition, en citant la poète autrichienne Ilse Aichinger: « La mélancolie c’est notre dernière possession ».

C’est dans ce climat brumeux que nous entraîne Claire Legendre. On se sait dans ce pays appelé « Mélancolie », mais ses contours restent flous. On sent, cependant, que la vie de la narratrice en a fait une citoyenne assumée.

Celle-ci s’amène au Québec en provenance d’Europe afin de suivre les traces d’une écrivaine autrichienne disparue, probablement suicidée, d’un bateau parcourant la Côte Nord vers l’île d’Anticosti.

Au fil des flots, la narratrice se remémore ses propres aventures amoureuses. Elle entremêle la vie de Nicole Franzl avec son récit des rencontres de témoins/amants/amis qui ont (mé)connu l’écrivaine venue de Vienne. Elle s’identifiera de plus en plus à son sujet d’enquête, prendra le même navire et…

On peut placer ces trois petits points dans le triangle de Bermudes. Qui est qui entre la narratrice, Claire Legendre et Nicole Franzl ? Ce n’est pas la réponse qui compte vraiment, pas plus que le but du voyage d’ailleurs, mais le voyage en soi, et en soi-même.

« J’ai dû commencer à comprendre cela en lisant les mots d’un jeune poète, maintenant que je suis plus vieille que Sylvia Plath et que Nelly Arcan : on ne vieillit pas du dedans, c’est le monde qui change et quelque chose en moi se dérobe à sa marche. »

Ainsi, on pourrait décrire le livre comme une post-autofiction. Il n’importe absolument pas de savoir si l’autrice et la narratrice sont la même personne, ni d’y différencier le réel de la fiction, d’ailleurs. Le flou fait partie de l’aventure. Il est porteur de sens. Le reste appartient à celle qui écrit.

Le roman s’approche davantage d’un genre néo-romantique où le romantisme est décrit comme risible ou ridicule, mais néanmoins désiré. L’espoir ou le fantasme de l’amour devient un vœu « de ne jamais revenir » au passé d’une vie qui heurte sans cesse la narratrice, comme elle semble l’avoir fait pour Nicole Franzl.

Amour/désamour

C’est un roman sur l’amour et le désamour dans lequel tous les doppelgänger (doubles) se croisent et se détricotent nous mystifiant de la manière la plus intelligente qui soit. Nous avons affaire à une femme tourmentée, mais lucide. Brillante, mais enfirouapée par des sentiments parfois contradictoires.

 » Il y a quelque chose de monstrueux dans la manière dont ma génération s’est approprié le monde ; le cerveau humain n’est pas fait pour vivre dans tous ces endroits à la fois. Je me dis que les pionniers devaient être complètement désorientés. Je me dis que ça rend fou. Christophe Colomb. La mer rend fou. Donald Crowhurst. Aujourd’hui nous voyageons à la vitesse de la lumière. Les souvenirs s’emmêlent et on ne sait plus qui on est. « 

La voyageuse semble, en fait, amoureuse de l’amour même. Aucun homme sur son chemin ne partage, toutefois, ce don incommensurable de soi que cela suppose. Que ce soit son éditeur, un politicien qu’a connu Franza – comme la surnomme la narratrice -, son ex-amoureux français Romain et son ex-amant musicien égocentrique.

Pour Franza et la narratrice, quelque soit l’endroit sur terre, le sentiment d’aimer se dissout devant l’indifférence des uns ou l’égoïsme des autres. L’amour tel que rêvé, idéalisé, lui, se dresse tel un étoc invincible sur lequel s’échouent tous les naufragés. Même les habitants d’Anticosti dont l’existence conjugue à tous les temps le verbe fuir.

La mer, le golfe, l’océan représentent des appels du vide. Une envie de sauter tellement la solitude peut faire mal. Inquiétante, émouvante douleur.

« Soit on veut mourir soit on tolère que ça n’arrive pas immédiatement. J’ai un appartement, un travail. Ça peut durer comme ça encore vingt ans. Sans amour et au milieu de nulle part. Avec un peu de baise occasionnelle. Un peu de tendresse. Quelques amis. Et puis il y a l’écriture. »

Espoir?

L’écriture, justement, qui justifie la lecture. Et un échange étrange, mais réel, bienfaisant. Peut-être que cet espoir permet d’éviter les écueils.

Il prend la forme ici d’une sincérité crue et un certain sens de l’autodérision chez la narratrice : « Nous sommes des esclaves, nous crevons de voir l’autre nous désirer, quand nous devrions seulement nous concentrer sur le fond. Je n’ai jamais écrit que pour être aimée. Le fond est sans fond, ne me remplit pas, le fond se rétracte. Je préférerais une bonne bite, une bonne cuite. Je me dis que Franza est morte de ça. »

Roman-essai parfois, il est traversé aussi par une sidérante sagesse : « L’amour mort est un mythe qu’on va se raconter tout le reste de la vie en se mortifiant de ne pas l’avoir sauvé. L’amour mort est une source intarissable de livres à écrire. »

Claire Legendre peut, donc, tout inventer. Sa perspective unique est source de petits bonheurs de lecture quand elle parle du Québec et d’autres ailleurs, des hommes, de la vie en général ou lorsqu’elle partage les réflexions pertinentes de sa narratrice.

Tout en étant très belle, la langue se veut souvent directe et désarmante. Le propos intime, mais généreux, les questionnements fréquents, mais sans réponse. Sans excès, sans prétention. Les petits cœurs des lecteurs.trices seront touchés par la fragilité à fleur de peau de celle(s) qui écrit(vent). Après tout, ce n’est pas tout le monde qui sait cohabiter aussi bien avec sa mélancolie.

« Le printemps se prépare et quand je traverse le parc, je croise souvent des couples avec une poussette ou un landau. Je maudis leur bonheur domestique qui m’exclut. Je déteste leur amour de la vie, leur confiance, leur toute-puissance. Leur naïveté forcenée, leur foi que je n’ai plus. Que je n’ai jamais eue. »

À chacun sa bouée, pourrait-on ajouter. La naïveté décrite ici pourrait être vue, d’un autre œil, comme lâcheté ,par exemple. La dite « toute-puissance » n’étant qu’un paravent pour occulter les faiblesses et les mensonges. Qui est mieux outillée, alors, que cette narratrice pour faire face ? Qui espère encore alors que tous les autres roulent sur pilote automatique ? On envie presque cette « insécurité plutôt douce ». Un genre de force.

Le naufrage est « la trame normale d’une vie qui s’effondre ». Toutes les vies finissent par s’effondrer, en solitaire ou à deux. Dans ce roman à la fois fort et délicat, l’on croit reconnaître quelqu’un, quelque chose de familier, de « désinconnu ». Difficile à décrire. Entre ironie et tristesse.

Peut-être, serait-ce le plaisir de la mélancolie.

Bermudes Nord (le film)

Ce documentaire que Claire Legendre a filmé à Anticosti est empreint de la même mélancolie et du même plaisir de réfléchir à ce qui mène notre barque au fil des tempêtes. Le documentaire met des images, souvent sans commentaire, sur les lieux imaginés par les lecteurs.trices du le roman.

La photographie est souvent magnifique, la trame sonore (ambiances et musique) au diapason, la voix hors-champ de la réalisatrice qui se confie, attachante de sincérité. La démarche de Claire Legendre, clavier ou caméra en main, est la même. Elle se nourrit aux mêmes eaux salées, celles qui isolent, mais qui peuvent sauver qui sait flotter.

Le film respecte le rythme de la vie sur l’île, la simplicité des 200 habitants, entourés de 150 000 chevreuils, l’infini du golfe Saint-Laurent, l’éternité du ciel. L’humain remis à sa place, quoi.

Les « naufragés » – ayant tous des raisons différentes d’habiter cet endroit isolé – ne sont pas le seuls « survivants » sur Anticosti. Ils et elles sont accompagnés des souvenirs laissés par les épaves qui pullulent. Avec leurs histoires, leurs périples et leurs échecs. Comme si l’île était le lieu parfait pour la fin de(s) voyage(s). La vie sans futilité. Entre malheur et gentillesse.

Bermudes (Nord) se tient comme un œuvre seule, mais le documentaire représente aussi un très beau complément au roman. Un espace-temps où la réalité rejoint la fiction. Comme elle dit le souhaiter, Claire Legendre appartient désormais au territoire.

Bande-annonce du film Bermudes (Nord).