LITTÉRATURE: Prendre le risque de soi

Michaël Trahan, photo: Justine Latour

Trois livres brillants confirment Michaël Trahan comme l’un des auteurs les plus passionnants de sa génération. L’écrivain de 36 ans a vu ses deux premiers recueils de poésie recevoir des prix importants. Il compte lancer sa prose vers des chemins plus essayistiques dorénavant. Une vraie Vie nouvelle (Le Quartanier) pour ce néo-papa et prof de littérature à l’université Laval.

Vie nouvelle est un livre magistral. Michaël Trahan y poursuit une démarche entreprise il y dix ans, si on compte les périodes de gestation, avec Noeud coulant (prix Émile-Nelligan, prix du Festival de la poésie de Montréal et prix Alain-Grandbois de l’Académie des lettres du Québec) et avec La raison des fleurs (Prix du gouverneur général en poésie).

Parfois lourds à porter pour les artistes, et les écrivains en particulier, les prix n’ont pas bridé l’écrivain. Michaël Trahan travaille toujours avec une grande rigueur intellectuelle. Lui qui a aussi publié La postérité du scandale : petite histoire de la réception de Sade (1909-1939) chez Nota Bene démontre, dans Vie nouvelle, la même exigence, la même volonté de transcender les genres.

On ne s’étonnera pas d’y retrouver, entre autres, un poème de 999 vers. Le poète a toujours accordé une importance équivalente au fond et à la forme. Et l’écrivain est souverain, rappelle-t-il.

« Ça vient avec un risque, mais en écriture, il faut accepter d’aller loin. J’ai parfois l’impression d’en demander beaucoup au lecteur. Il y a de ça dans l’écriture aussi. On demande au lecteur de nous suivre dans quelque chose d’un peu fou. Comme lecteur, en tout cas, j’aime qu’on attende ça de moi. Un livre c’est l’aventure d’un sujet, d’un langage. Si on ne prend pas de risques, il n’y a pas d’œuvre possible. »

Ce projet de livre avait commencé avant la parution de La raison des fleurs en 2017. La naissance de son fils a chamboulé son idée de départ de faire de Vie nouvelle un œuvre de pureté en disant adieu à la douleur et en apprenant à vivre. En soi, son fils symbolise également une vraie nouvelle vie.

 » C’est bien beau de broyer du noir et d’avoir un penchant pour les énergies un peu sombres, on ne peut pas vivre ça de la même manière quand on a la responsabilité d’un autre être humain. « 

L’écrivain confie avoir franchi une étape avec ce nouveau livre qui le rapproche d’un style encore plus en phase avec qui il est et ce qu’il fait. La page couverture ne mentionne pas la poésie comme forme principale, Vie nouvelle se rapprochant parfois du journal et de l’essai.

« Je vais dans le sens de l’hybridité. La forme que je travaille est celle du livre, comme architecture et comme structure. C’est toujours un peu emprunté au rêve. Quand j’écrivais un poème de 999 vers, ce qui m’a pris un an, c’était le rêve d’une forme. J’aime mettre la poésie à l’épreuve de la pensée et de l’essai. J’aime cette forme d’impureté qui se donne tous les droits. »

Enseignant la création littéraire, il ne s’éloigne jamais beaucoup des réflexions qui lui sont chères et qu’il partage avec les étudiants. Explorateur/aventurier du langage, Michaël Trahan persiste et signe même s’il est conscient que certaines « bizarreries » pourraient faire écran dans Vie nouvelle. Mais après tout, chaque livre appelle sa propre forme.

Nœud coulant

Le premier, Nœud coulant, reste différent à ses yeux. La recherche a été longue avant d’y aboutir : huit ans de travail. Ce livre était un « avant » pour lui, qui mettait la table, tandis que La raison des fleurs, un « pendant » qui se déroulait dans un tunnel où le drame prend place. Vie nouvelle, enfin, explore « l’après » ou la fin de l’errance.

 » J’envisage les trois livres dans une sorte de continuité. Trois moments d’une seule et même œuvre, une sorte de récit d’apprentissage, une traversée, une quête sur le désir d’écrire et de vivre. « 

Dans Vie nouvelle, c’est le nouveau et le « neuf » qui l’ont mené dans sa quête formelle. En résulte ce poème de 999 vers s’inspirant des neuf cercles de L’enfer de Dante. Le poète souhaitait également créer un livre en neuf partie fort différentes.

 » Je n’arrivais pas à trouver une neuvième partie. Évidemment, la grossesse nécessite neuf mois, mais mon fils et né à huit mois. J’aime ces accidents-là qui hantent l’écriture et le travail. Plutôt que de forcer les choses, la vérité du livre se trouve là. Les plus grandes leçons de l’écriture sont dans la façon dont on arrive à accepter la résistance. « 

« Les textes ne sont pas des objets de langage repliés sur eux-mêmes, ajoute-t-il. Ce sont des actes à situer dans la forme d’une vie. Dès le départ, j’étais hanté par une phrase du poète et photographe français Denis Roche : « je vous dois la vérité en littérature et je vous la dirai ». Moi aussi, je veux la toucher, c’est le risque absolu. Dans mes deux premiers recueils, j’essayais de dire la vérité d’une douleur, simplement. Il faut se mettre en jeu et aller le plus loin qu’il est possible d’aller. « 

Enfance

Dans son nouveau livre, il souhaitait en arriver tout de même à clore la porte sur les douleurs de l’enfance.

 » Cet adieu à l’enfant que j’ai été a permis aussi d’accueillir l’enfant qui est le mien et de répondre au grand besoin d’amour que je n’avais jamais été capable d’accepter. C’est aussi un livre sur la recherche d’amour. J’ai appris à aimer en rencontrant mon fils pour la première fois. Je l’ai appris d’une façon vertigineuse. « 

Vie nouvelle est donc un livre « d’éducation sentimentale », comme il est écrit en quatrième de couverture. Le prof n’est jamais loin d’ailleurs. Et pour un journaliste, Michaël Trahan représente une perle. Il explique et réfléchit en même temps et à haute voix. Il favorise la clarté sans les évidences ou les clichés. Comme dans son écriture.

« Il y a, en poésie, une singularité ou une étrangeté qui échappe à tout calcul. Au Québec, on est beaucoup dans un rapport très lyrique à la poésie et on fait abstraction d’une dimension très littérale. En dehors des écoles, pour moi, la page doit être envisagée comme un espace dramaturgique. Un poème c’est un petit théâtre. Il y a un travail sur la matérialité du langage qui m’est important. »

Responsabilité formelle

Michaël Trahan croit que les écrivain.e.s doivent assumer une responsabilité formelle dans leur travail. Pousser plus loin l’histoire des formes dans une dimension visuelle, voire plastique. Or, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’y a rien de désincarné dans cette démarche. On peut être sentimental et cérébral, sensible et conceptuel.

Par exemple, le segment intitulé Rideau se rapproche beaucoup d’une langue orale qu’on peut imaginer facilement se retrouver dans un solo sur une scène de théâtre. Sans quatrième mur.

 » Ma voix se met à l’épreuve de la vie, mais aussi par rapport aux autres arts. L’écriture c’est une pratique de soi, mais c’est toujours un dialogue avec la littérature, notamment. La solitude très particulière qu’on ressent au cinéma est un autre moment très beau pour moi. La question de l’image m’obsède beaucoup. Les œuvres sont des formes avec lesquelles on sent plus ou moins d’affinités. Cette partie a été écrite par sédimentation pendant quelques mois. J’aime les livres qui portent des traces de leur écriture. Le rideau c’est ce qui se passe derrière.  »

Ses livres creusent des sillons profonds dans le cerveau du lecteur qui sera surpris, par moment, puis ému par la vérité éclatante des contenus, des aveux. En parfait équilibre. Ce qui en font des livres d’accompagnement, de durée, qu’on prend plaisir à lire et relire.

L’amour

Dans sa boîte à outils tous risques : l’amour évidemment. Même si celui montré au cinéma – un art qu’il adore – n’est pas celui qu’on vit dans la réalité. Le poète prend aussi le risque de reconnaître, de nommer l’incertitude de l’écriture, l’inquiétude, le gris plutôt que le noir et blanc. En amour comme en toute chose, la seule certitude reste l’incertitude.

 » Pour moi, l’écriture doit être le contraire de la mystification. Pour parler comme Rimbaud, je cherche à « étreindre la réalité rugueuse ». Le rapport aux certitudes est mystificateur. Je suis quelqu’un qui a très peu de certitudes. La vie est une leçon d’incertitudes perpétuelles. Je peux penser une chose et son contraire. Je me suis engagé en littérature parce qu’elle permet d’aborder les choses dans toute leur complexité et leur richesse. Ce n’est pas le lieu ou l’on met des choses dans des boîtes à partager. C’est, au contraire, le lieu où l’on ouvre les boîtes. « 

Autrefois condamné au noir du Noeud coulant, l’auteur s’est saisi de La raison des fleurs et peut entreprendre une Vie nouvelle. L’homme n’est pas apaisé pour autant. Après ce triptyque poétique, Michaël Trahan souhaite maintenant se diriger davantage vers la réflexion et l’essai. Hybride toujours, avec deux titres de travail en marche : L’idée de littérature et L’idée de famille.

 » Après dix ans, j’ai a peu près l’impression d’avoir fait ce que je voulais faire. Je me sens comme un généraliste de la littérature. La poésie et l’essai sont les genres qui se rapprochent le plus, selon moi. Ce sont des lieux de souveraineté dans une recherche de vérité, de nudité. […] L’essentiel est de rester à l’écoute du langage. « 


« un à un/briser chaque miroir/je ne vois toujours rien j’ignore que j’ignore/les morts sont lourds les morts sont légers/les mots sont légers les mots sont lourds/je suis parti comme un bandit/sans lire le dictionnaire »

Nœud coulant

Le Quartanier

174 pages

« L’aura s’estompe de jour en jour. Les promesses ne tiennent plus. Les menaces suffisent à peine. Le chemin est long et tapissé de fourrure. Les heures, la grâce enfouie, l’aventure perdue dans le ressac de l’image. La pierre vide est la fleur absolue.

Entre explication et secret, l’aveu cherche le temps.

La raison des fleurs

Le Quartanier

248 pages

« Je suis dans le rêve Dante est là je suis dans le théâtre quelqu’un a oublié la lumière quelqu’un éteint la lumière j’entends des cris quelqu’un ouvre le noir

les poupées russes les ciseaux une vieille paire de souliers

Ce sont des signes j’écris vie nouvelle et je pense à Roland Barthes je vois son visage blanchi par la lumière il dit

vie nouvelle est un jeu pour traverser le temps

je cours de plus en plus vite j’entends la rivière j’y suis presque j’arrive à la forêt l’espoir abandonné aux pieds des morts l’entrée d’une très vieille forêt l’absence de chemin la vie passée à jouer l’oiseau de malheur je dis adieu à l’ombre je suis la caméra je suis derrière l’écran l’œil est un fil à suivre un dédale

voici le rideau voici rendus mes beaux effets de nuit. »

Vie nouvelle

Le Quartanier

208 pages