LITTÉRATURE: Maria dolorosa

Un autre très beau roman de la Française Julia Kerninon après Ma dévotion (Prix Fénéon 2018). Liv Maria est une battante. Elle franchit tous les obstacles que la vie et les hommes placent devant elle. Une femme digne, une femme forte. Une self-made woman que le drame finit, toutefois, par rattraper.

Julia Kerninon a écrit, avec Liv Maria, publié par Annika Parance, une tragédie féministe. Fille d’un marin norvégien et d’une Française inébranlable qui vivent dans une île bretonne, elle sera, d’abord, enfant solitaire. Libre comme le vent. Une agression amènera sa mère à l’envoyer vivre à Berlin chez une tante. En Allemagne, elle deviendra la maîtresse follement amoureuse d’un homme ayant deux fois son âge.

La subite disparition de cet enseignant de passage lui fera prendre les voiles à nouveau. L’Amérique du Sud lui tend les bras. Fière et solide, elle multipliera les conquêtes et deviendra une entrepreneure de talent avant de rentrer en Europe au bras d’un jeune homme merveilleux avec qui elle aura des enfants. Ses secrets de jeunesse risquent, toutefois, de tout faire chavirer.

L’incipit au « je » et en italique « Mes parents font l’amour et je ne suis pas encore là » installe dès le début la force inexorable de Liv Maria. Elle est celle qui devient et qui se fait. Le récit passe ensuite en mode omniscient, mais on sait déjà à quoi s’attendre de cette volonté pure en marche vers son destin.

Les embûches se succéderont par l’entremise d’agresseurs, profiteurs, machistes, doux ou brutaux. Mais personne ne peut arrêter la fille du vent. Agressée sexuellement puis séduite par un homme plus vieux qu’elle, la jeune femme pensera: « Ce n’est pas tant ma virginité que j’ai perdue, c’est ma pitié ».

Comment avoir pitié, en effet, d’hommes qui, dans le fond, ne lui vont pas à la cheville. Non, elle ne se comporte pas en homme. Il n’y a guère de hargne ou de rancune en elle. Liv Maria (se) le répète, elle est simplement ce qu’elle est. C’est une femme libre, tenace et attachante, tout à la fois. Indépendante aussi.

Évidemment, en ce bas monde vil et corrompu, la liberté a un prix. Nous n’en dirons pas plus, mais le fil du récit, fort bien cousu au demeurant, tire ici sur le blanc. Mais, ce n’est pas parce qu’on connaît le sort d’Œdipe qu’on s’empêchera de lire son histoire ou de voir la pièce. Les tragédies ont des codes profondément inscrits dans le tissu de toute vie humaine. C’est pour cette raison qu’elles nous atteignent au plus profond

L’important c’est le voyage. Et celui de Liv Maria est passionnant. Aidé en cela par la plume experte de Julia Kerninon. Par la pertinence de ses réflexions et un arc dramatique bien assumé, l’autrice nous fait marcher avec ce personnage principal qui reconnaît ses fautes et contourne tous les obstacles sans s’apitoyer sur son sort ni brandir un sabre vengeur.

Habilement, la romancière parsème son récit d’indices, voire d’avertissements, qui renvoient tous à l’inéluctabilité de ce destin singulier. Il ne pourra donc pas y avoir de surprise. La manière Kerninon c’est de maintenir l’espoir en vie.

« Plus tard seulement, dans un temps qu’elle était alors incapable de concevoir, viendrait le moment où serait rappelé brutalement à Liv Maria le sens caché des mots, et combien une bénédiction peut aussi devenir une blessure impossible à cicatriser, épaisse et dure comme du cuir. »

Plus dur que la couenne de Liv Maria? Probablement pas, elle plie, mais ne rompt pas. Elle se suffit à elle-même. C’est un personnage imposant, complexe. Au-dessus du monde terrestre et du quotidien en quelque sorte.

Les autres femmes autour d’elle n’ont peut-être pas sa résilience, mais s’émancipent aussi à leur façon. Les hommes de sa vie n’affichent pas, non plus, que des défauts. Mais personne, personne dans ce livre ne possède le caractère de cette femme fidèle à elle-même.

Elle a ses secrets, comme tous et toutes, évidemment. Plus lourds et graves, sans doute. Il ne saurait en être autrement avec une tel personnage. Les secrets, les souvenirs, les remords brûlent et permettent de continuer ou, au contraire, poussent à tout abandonner.

« Ce souvenir était peut-être de tous celui qui lui rappelait le mieux qu’elle avait eu un libre arbitre autrefois, qu’elle avait eu une vie. Parfois, y repenser la faisait brûler de honte, mais, d’autres fois, c’était plutôt comme un feu rougeoyant sous son nombril. C’était comme une bonne blague qu’elle avait faite au monde. J’ai fait – ça. Et avec ce souvenir-là et tous les autres, elle se construisait quelque chose qui la remettait suffisamment d’aplomb pour traverser une nouvelle journée de cette nouvelle vie. »

Avec un regard ample qui sait avaler le paysage entier autant que saisir le frémissement d’un feuillage, Julia Kerninon démontre qu’il s’agit là l’une des plus belles raisons d’apprendre à se connaître soi-même, d’abord, d’agir selon ses convictions ensuite, et de continuer, quoiqu’il advienne, sans jamais renier le cœur et l’âme qu’on sent chanter en soi.

C’est un combat, oui, et il y aura des perdants et des vainqueurs. Une fiction, certes, mais ce pourrait être aussi un magnifique guide de (sur)vie.


Julia Kerninon

Liv Maria

Annika Parance éditeur

208 pages