
numérique, 9 minutes, 2022, crédit photo : Michel Boulanger
Michel Boulanger est un artiste que l’engagement premier en dessin et peinture a tranquillement fait dériver vers le numérique, la modélisation 3D et l’animation. Cela s‘est fait sans que la facture des images ait trop été modifiée dans la transition. Passé cette mue, thèmes et intérêts sont demeurés constants. Mais ils ont acquis une tonalité nouvelle quand confrontés aux possibilités qu’offre le film d’animation, comme on peut le constater à la Galerie Occurrence jusqu’au 26 février.
Il présente à Occurrence la vidéo, en grande projection dans la salle dédiée au médium, intitulée Dans ces rangs de lignes pressées. D’une durée de 9 minutes, l’œuvre s’accompagne d’une musique et d’une narration et tous ensemble, paroles, images et son, travaillent de concert à créer un univers des plus étranges. En fait, il n’est pas si insolite que cela ; il y a en cette histoire quelque chose de vaguement familier. C’est que tout cela nous rappelle les univers de jeu vidéo.
Évidemment, on est quand même loin de la plus récente toquade en matière d’univers simulés, j’ai cité The Last of Us, série télévisée issue d’un jeu vidéo et dont l’objectif avoué est de faire plus vrai que vrai, de dupliquer au plus près la réalité. Mais c’est que ce n’est pas là l’enjeu. Michel Boulanger l’avoue lui-même ; il a été difficile de maintenir l’équilibre entre l’œuvre telle qu’il l’imaginait, marquée des traits effectifs d’une certaine simulation qui se montre telle et le nec plus ultra actuel de créations virtuelles, fabrications dont il ne pouvait espérer avoir les moyens financiers, de toutes façons.

D’abord, il faut dire que la pièce vidéo se limite au noir et blanc. Elle est stylisée de manière à ce que le dessin soit évoqué. En même temps, il y a là un cachet qui rappelle celui des œuvres de jeu vidéo d’années moins récentes. (Désolé, mais mon expérience en ce domaine se limite à Myst et Riven !) À entendre ce que les dialogues nous révèlent, on croit comprendre que le labeur auquel l’homme se livre est programmé et répété jour après jour. Essentiel, aussi!
Juché sur un puissant tracteur qui harnache de lui-même une herse, ce Sisyphe gambadera sur et autour du l’engin qui effectue son travail dans des champs de maïs. On se demande un peu ce qu’il fait là, tant il semble inutile, le véhicule s’animant de lui-même! Un dialogue se fait entendre, entre une femme qui lui dicte son comportement et lui rappelle l’importance de son travail tandis que lui qui regimbe devant la fatalité de son occupation. Ainsi, à celle qui lui intime de « faire dans les normes et (de) jouer dans les temps, il répond vouloir jouer « les parasites hachurant les vecteurs de rendement ».
L’ensemble du dialogue est à l’avenant de ce court extrait. Des termes empreints des objectifs de rationalité et de planification du travail voisinent des envolées plus lyriques et poétiques. Prenons pour exemple le fait que le héros se dise excédé de jouer les numériseurs de sols arables. Il y a donc cet embryon d’aveu, dans les dits de cet homme et de cette femme, qu’ils habitent un univers virtuel dans lequel la récolte, ici maladroitement tentée, prend figure d’exercice de survie pour des congénères qui en attendent pitance. Comme si cette activité agroalimentaire en monde virtuel pouvait nourrir son contingent de personnes réelles dans un ailleurs peut-être lui aussi réel. Car cet univers, que l’homme dit pourtant fort étendu, montre des ciel clos, fortement texturés.

La musique utilise elle aussi des arabesques en contraste. Un banjo donne des accents folk à des harmonies nous incitant davantage à la contemplation, occupant l’arrière-scène des actions montrées.
Le tout se termine dans une certaine débâcle alors qu’il abandonne la machine à sa course pour patauger dans l’eau et gambader en nature. Si cet élan dernier est libérateur, il est aussi marqué d’une sorte de désir de déréliction. Car il ne resterait rien de plus à faire, aux dires de l’opérateur désenchanté, que de « commencer à creuser son propre puits de carbone ».
Bref, avant ce terme fatidique, avant qu’il soit trop tard, il faut aller voir cette œuvre qui n’est à nulle autre pareille! Tant singulière, en fait, qu’on manque quelque peu de comparables pour l’apprécier et qu’on en est réduit à être simplement subjugué et interdit devant elle, sans pouvoir la ramener à rien d’autre qu’à elle-même!

Michel Boulanger
Dans ces rangs de lignes pressées
Galerie Occurrence, du 14 janvier au 26 février 2022