LITTÉRATURE: Mary, une Américaine à Paris

Sébastien Rongier est l’auteur de deux romans et de plusieurs essais. Cinématière lui a permis d’interroger le rapport de la projection vidéo avec le cinéma plus conventionnel. Duchamp et le cinéma cherche à montrer comment l’artiste français, père de tout ce qu’ont pu connaître les États-Unis en terme d’art d’avant-garde, s’est vu être inspiré par le cinéma, lui qui n’a pas dédaigné un rôle d’acteur complaisant à l’occasion dans les films de ses compères dadaïstes et surréalistes.

C’est sans doute au cours de cette dernière équipée dans la vie de Marcel Duchamp qu’il a vu le potentiel que pouvaient représenter la vie et l’oeuvre d’une conjointe officieuse de l’artiste français, bientôt américanisé. Avec Je ne déserterai pas ma vie, il s’agit donc de Mary Reynolds, née Hubachek, qui a suivi le chemin inverse. Elle s’est en effet si fortement imprégnée de la vie parisienne que l’artiste n’a pu se résoudre à la quitter qu’une fois forcé par les événements.

Rien ne la destinait vraiment à cette vie. C’est après son mariage avec Matthew, fils d’un juge de Saint-Louis, que le jeune couple décide de migrer vers New York. Ils y découvrent, dans Greenwich Village, une vie de bohème en gestation, un monde d’art, de culture et de liberté, en voie de se former et d’atteindre à une certaine notoriété. Mais la guerre a tôt fait de ravir à Mary son Matthew. Pendant ses années de service, Mary prend un amant et s’émancipe ainsi encore plus des conventions. Elle espère quelque peu entraîner son mari, à son retour, sur ce sentier libérateur. Mais Matthew, s’il a survécu à la tuerie mondiale, tombe malade et meurt de la grippe espagnole, alors qu’il est enfin démobilisé. Mary est effondrée et New York ne lui dit plus rien. Elle fuit vers l’Europe.

À Paris, où elle s’installe, elle retrouve son ex-amant, Laurence Vail, bientôt marié à Peggy Guggenheim. Pour apprendre le français, à l’époque, le nec plus ultra est de le faire avec nul autre que Marcel Duchamp. Elle en tombera amoureuse et cela sera réciproque. Suivant ses conseils, elle devient relieuse et on lui doit de magnifiques livres dont le plus célèbre est celui d’Ubu, d’Alfred Jarry. Son logement de la rue Hallé à Paris devient son univers et un lieu de rencontre de tout ce que la ville a à offrir d’artistes. Elle les côtoie, visite Cadaqués où elle a ses habitudes avec Duchamp.

Mais la deuxième guerre mondiale vient porter un coup à toute cette effervescence. Marcel Duchamp, très attiré par les États-Unis où il est apprécié, proche de Peggy Guggenheim qui a une grande confiance en son jugement et ses conseils, quitte la France en 1940 avec tout ce qu’il peut apporter. Il exhorte Mary à faire de même, mais elle ne peut s’y résoudre. Matthew, après tout, est mort dans ce pays et elle est restée fidèle à son souvenir. En plus, toute sa vie est rue Hallé. Elle ne la quittera que lorsqu’elle y sera obligée, poussée à la fuite alors que la Gestapo découvrira qu’elle collabore à la Résistance.

Elle meurt à Paris, en 1950, revenue à son foyer tant aimé. Quand elle s’éteint, dans le refus de se faire soigner, Gentle Mary, de son nom de code, est veillée par un Marcel Duchamp hébété de douleur.

Ce roman nous livre une histoire vraiment hors du commun. Toute personne intéressée par ces années, par la vie artistique, surtout parisienne, de l’entre-deux-guerres, par Marcel Duchamp, trouvera plaisir à lire pareil témoignage. C’est à un moment d’éveil artistique qu’on est d’abord conviés. On est témoin de ce bouillonnement, entourés d’artistes bientôt vénérés, de personnages fameux du monde l’art; tout cela sous l’oeil un peu narquois, présence un peu distante, mais irradiante d’un Marcel Duchamp, jamais très loin.

Mary Reynolds

La section touchant à l’engagement politique de cette artiste, est fascinante. Elle vient parfaire le tout, montrant Mary Reynolds pour ce qu’elle choisira d’être au sein d’un univers où elle est passablement seule, comparativement à ce que sa vie a pu être jusqu’en 1939. On y évoque la collaboration, extrêmement risquée, d’artistes connus aux efforts résistants. On s’interroge toutefois sur la pertinence d’accorder autant de place aux parties d’échecs entre Samuel Beckett et Marcel Duchamp. Ce n’est pas que ce ne soit pas intéressant, mais cela détonne quelque peu dans un livre consacré à Mary Reynolds. Une telle insistance vient un peu lui porter ombrage, elle qui a tant vécu dans le sillage des Cocteau, Beckett, Duchamp, Dali, Ernst.

Grâce à Duchamp et au frère de Mary, les archives de cette femme sans pareille sont maintenant propriété du Art Institute de Chicago. Et on ne s’étonnera pas d’apprendre que Frank Hubachek a enterré l’alliance de sa sœur au pied d’une immense croix de Lorraine en bois, dans son jardin. Voilà bien une commémoration adéquate pour ce que cette femme a pu exiger d’elle-même par amour!



Sébastien Rongier

Je ne déserterai pas ma vie

Éditions Finitude, 2022

158 pages