
Espace GO entreprend la saison 2022-2023 le 1er septembre avec L’art de vivre, un texte de Liliane Gougeon Moisan mis en scène par Solène Paré. Cette pièce dense, livrée en moins de 90 minutes, compte sur l’humour pour explorer les possibilités d’un idéal de vivre-ensemble. Utopie, dites-vous?
La comédie dramatique de Liliane Gougeon Moisan, L’art de vivre, a remporté le prix Gratien-Gélinas en 2019, mais sa production a dû être reportée deux fois en raison d’un certain virus planétaire. Même si le texte n’aborde pas le thème de la COVID, il semble avoir été écrit pour ici et maintenant, au sortir d’une crise qui nous force, comme les quatre personnages, à rêver mieux.
Cet art dont parle la pièce est, en fait, celui de la meilleure recette pour être heureux. Cette potion magique n’existe évidemment pas, mais les personnages en sont totalement imbibés dans leur petit confort Ikea, dans leurs pots de yogourt nature et de cours de yoga.

« C’est un texte prémonitoire, note la metteuse en scène Solène Paré qui dirige le spectacle d’ouverture à GO depuis trois ans déjà. C’est comme si la catastrophe que Liliane avait prédite s’est déclarée. La pièce traite de thèmes éminemment actuels. C’est la métaphore parfaite pour notre ère. »
Les personnages passeront donc du confort à sa différence, d’abord isolés dans leur condo, peu à peu ensemble dans un édifice à reconstruire et partageant, enfin, un espace où la nature humaine reprend ses droits avec ses mauvais penchants et ses effets néfastes. L’utopie d’un mode meilleur cède la place à l’égoïsme, la peur de l’autre et une certaine violence.
Liliane Gougeon Moisan a écrit une pièce en trois parties où trois personnages féminins monloguent au début sur « l’art de vivre », avant de dialoguer et de se retrouver dans communauté qui inclut un personnage masculin.

Liliane Gougeon Moisan, photo: Maxime Côté
« On fait une espèce de zoom-out, dit la dramaturge, en passant de nos petites personnes et de nos petits intérieurs pour aller tranquillement vers les gens autour de nous et la société à laquelle on appartient. Ce mouvement est important. Il y a, au début, des formules toutes faites même si on sent que quelque chose gronde, que ça peut imploser Les personnages prétendent être bien dans leur vie, mais sont sur le bord de virer un peu fous. »
Même si le caractère de leur personnage est bien défini dans les premières scènes, les interprètes Tatiana Zinga Botao, Larissa Corriveau, Raphaëlle Lalande et Simon Beaulé-Bulman se transforment au fil du spectacle. La mise en scène tient compte des couleurs et des climats instables émergeant durant ce périple vers un idéal, dans le fond, qui restera impossible à atteindre.
« Ce mouvement en trois parties m’a beaucoup inspirée, confie Solène Paré. Les trois personnages féminins au début performent leur vie. Il y a tellement de façons de performer sa vie au lieu de simplement la vivre. Ce serait peut-être trop vertigineux de sortir de sa propre recette. Les trois sont isolées dans leur petit univers respectif, en vidéo. Dans le spectacle, on passe du 2D au 3D peu à peu, là où elles seront confrontées l’une à l’autre. »
Et depuis Sartre, on sait très bien que l’enfer survient dans la rencontre avec ceux et celles-là. En post-pandémie, la (re)cohabitation représente d’ailleurs souvent un défi. Comment réapprendre l’art de vivre?
« Le deuxième choc pour les personnages c’est de se retrouver dans la vastitude d’un terrain vague, dit la metteuse en scène. On a faim, on a froid et on doit composer avec une micro-société. On se demande à quel point le monde a été rasé autour d’eux. C’est une ambiguité fertile. »
Ambiguité
Le mot est lancé. Dès le début de ce texte, on ressent un malaise face aux personnages. Sont-ils aussi aliénés qu’ils le paraissent ? Ils évoluent entre comédie et drame justement.
« Je ne les prend jamais de haut, estime la dramaturge, puisqu’ils parlent de moi. C’est la préoccupation que je porte sur notre façon de toujours vouloir bien faire et d’être de bons humains, sur la possibilité de garder notre libre arbitre à travers tout ça. J’ai l’impression qu’on vit à une époque où l’on se sent constamment exposés à la critique, voire au scandale, jusqu’à un certain point, à travers nos choix personnels. Les personnages le révèlent en étant hyper-prudents dans leur façon de voir et de dire les choses, presque paranos par rapport à ce que les autres peuvent penser d’eux. C’est ce qui fait qu’ils n’en peuvent plus à un moment donné. »
Certaines répliques tombent drues dans le texte, de façon extra-lucide ou cinglante. La vision transmise risque de ne laisser aucun public indifférent. C’est un monde anxieux qui est décrit ici dans ses plus fines nuances.
Extrait: « Inquiète-toi pas. Je vais pas te faire mal tout de suite. Je vais attendre que tu
dormes. Au moment où tu vas penser que je t’ai oubliée, je vais te réveiller en faisant des petits trous dans ton corps«
« On installe une ambiance toxique, jaune acide, après une catastrophe, note Solène Paré. Les personnages finissent par s’y adapter. L’humour nous aide à comprendre les changements qui s’en viennent dans cet univers-là. Bien qu’on ne veuille pas s’y reconnaître, on peut s’attacher aux personnages qui sont très humains finalement. C’est notre société qui est mise en scène. »
Refaire le monde, tous et toutes y rêvent peut-être. Éveillé.e.s ou non. Mais chassez le délétère chez l’humain et il revient au grand galop.
« Pour moi, ce n’est pas l’échec du vivre-ensemble la pièce, conclut Solène Paré. Par contre, c’est peut-être l’échec d’une certaine façon de voir la vie comme performance, du capitalisme qui vend toujours de nouvelles façons d’exister. Dans la deuxième partie, les personnages se trouvent dans les ruines de leur copropriété, mais c’est aussi un théâtre à l’abandon. On joue sur les codes théâtraux pour inclure le public à la fin. Est-ce la fin du vivre-ensemble ou de la vie comme spectacle ? »
L’art de vivre est présenté à Espace GO du 1er au 18 septembre