ARTS VISUELS: Pôles usurpés

Jessica Houston, Over the Edge of the World, vue d’ensemble, photos: Mike Patten

Pour la seconde fois à l’intérieur d’une année et demie, Jessica Houston nous convie dans des lieux aux extrémités de notre monde avec son exposition Over the Edge of the World à Art mûr. Cette exposition évoque les pôles opposés que sont celui du Nord et cet autre, du Sud. Elle nous ramène à l’époque de leur conquête et à ceux qui en furent les explorateurs. Trois références façonnent cette présentation : les figures de Robert Peary, Roald Amundsen et une œuvre de fiction d’une nommée Ursula K. Le Guin.

Le premier est l’explorateur qui atteignit le Pôle Nord en 1909 avec son équipe, mais en réclama la responsabilité tout fin seul. Le second fut le premier à rejoindre le Pôle Sud deux ans plus tard. La dernière, enfin, inventa l’histoire d’un groupe de neuf femmes, péruviennes, argentines et chiliennes qui firent supposément la seconde expédition d’un voyage du bateau Yelcho jusqu’au Pôle Sud, périple resté secret jusqu’à cette révélation dans les pages du New Yorker en 1982.

Cette dernière posture, celle d’une totale fiction, est celle qu’épouse Jessica Houston pour poursuivre sa propre création. Il en résulte un ensemble d’œuvres très nombreuses, sollicitant une pléiade de techniques et de médias. Peinture, sculpture, installation, projection vidéo, collage : tous travaillent de concert à exploiter le fil de ce qui est abordé comme une fiction. L’histoire de ces bien réelles découvertes, devient alors suspecte, tant on sent qu’elle fut à la solde d’intérêts particuliers, d’accomplissements trop longuement célébrés pour ne pas frayer avec la mystification. Au travers cette série, on touche à la gloriole de l’ambition humaine.

Ce sont donc des collages, dignes de ce qu’ont pu accomplir les surréalistes et dadaïstes dans le temps, des œuvres, auxquels on a droit. Ils mélangent et confondent des images d’origines différentes (dont la revue National Geographic). Il y a jusqu’aux visages de Peary et de Matthew Henson, son partenaire afro-américain, qui se fondent l’un dans l’autre. Les images soudées ensemble, issues aussi de différents médiums, rendent évidemment une tonalité faussée. Quelque chose grince qui rend l’ensemble vaguement cacophonique. La belle entente qui devrait régner, alimentée par la relative unanimité autour d’un exploit à saluer, déraille. Ce sont des images anciennes qui affrontent celles du présent et altèrent une célébration maintenant perçue comme vaguement oisive, recyclée aux impératifs du présent.

Des huiles sur bois disent la majesté des lieux visités plutôt que la prouesse accomplie. Elles le font en valorisant les étendues blanches, laiteuses, sur lesquelles rien ne se détache plus. Une Map Room agrémentée de représentations de globes terrestres, témoigne, cartes et outils de navigation à l’appui, des intérêts géopolitiques et économiques de grandes puissances de tous horizons et de tout acabit. On sait bien aujourd’hui que ces régions extrêmes, bientôt libres de glace, font saliver ceux qui espèrent y trouver un plus libre accès à des ressources.

Une autre salle présente, sous le titre Observatoire magnétique, des œuvres colorées aux formes épurées. Une citation du Tao Te Ching nous accueille, qui prévient contre la prétention de trop agir sur le monde, puissance sacrée à respecter plutôt qu’à altérer. Un livre ouvert permet la lecture de deux pages du livre The Voyage of the Discovery, résultat d’une expédition du début du XXè siècle. Au centre, des sculptures de verre occupent une table surélevée. D’étranges hiéroglyphes peuvent être aperçus dans cette transparence. Ils se reflètent sur les faces de chaque structure et il s’avère assez vite que ces miroitements proviennent d’un croquis qu’elles recouvrent jalousement.

Des vidéos complètent l’exercice. Le plus long de ceux-ci, Enlightened, est chargé d’ironie. Sur le principe des collages et d’autres œuvres de cette exposition, il juxtapose des images d’époques, montrant des étapes de périples dans les extrêmes de notre terre, à des séquences filmées aujourd’hui. Dans le premier cas, tout est affairement d’humains lancés dans une expédition mémorable; dans le second, ce ne sont que prises de vue de paysages sauvages, dénudés, hivernaux, avec leurs habitants usuels, étrangers à toute cette folie de conquête et de mainmise sur leur habitat.

À la fébrilité et l’excitation des humains, lancés à la conquête du monde, Jessica Houston oppose la ferveur de l’imagination. L’exposition est donc d’envergure. De nombreuses œuvres et de nombreux médiums sont ici en action. Il ne s’agit donc pas d’une réalisation fondée sur le fait de prendre la contrepartie de ce à quoi mène l’ambition de contrôle humain. Cette surenchère d’artefacts nous éblouit, certes, mais elle montre surtout qu’il y a mieux à faire que de se laisser aller à un désir de contrôle. Explorer ne reconduit pas inévitablement à usurper. Il y a l’effort de créer, s’inclinant devant ce qui l’a déjà été et qu’il faut respecter. C’est l’émerveillement devant le monde qui la guide, plus que l’indignation devant les efforts faits pour se l’accaparer.


Jessica Houston                                                 

Over the Edge of the World

Galerie Art Mûr

jusqu’au 29 octobre 2022